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Les personnages : Mercure, Cupidon, Celia, Phlegon, Statius, Ardelio.

MERCURE

Je suis encore grandement émerveillé par sa belle patience : pourtant le crime de Lycaon – pour lequel il avait jadis fait venir le déluge sur la terre – n’était pas aussi abominable que celui-ci! Je ne sais à quoi il tient qu’il n’ait pas déjà entièrement foudroyé et envoyé à sa perte ce malheureux monde. Dire que ces traîtres d’humains ont non seulement osé conserver son livre (dans lequel se trouve toute sa connaissance de l’avenir), mais qu’en plus, comme par injure et moquerie, ils lui en ont envoyé un autre à la place qui raconte tous ses petits passe-temps d’amour et de jeunesse qu’il pensait bien avoir faits en cachette de Junon, des autres dieux et de tous les hommes! Comme la fois où il s’est fait taureau pour ravir Europe, quand il s’est déguisé en cygne pour séduire Léda, quand il a pris la forme d’Amphitryon pour coucher avec Alcmène, quand il s’est transmué en pluie d’or pour jouir de Danaé, quand il s’est transformé en Diane, en berger, en feu, en aigle, en serpent et plusieurs autres petites folies qu’il n’appartenait pas aux hommes de connaître et encore moins d’écrire! Imaginez, si Junon trouve un jour ce livre et qu’elle en vient à lire tous ces beaux faits, quelle fête elle lui fera! Je suis ébahi qu’il ne m’ait pas jeté du haut jusqu’en bas comme il l’a fait jadis de Vulcain qui est devenu boiteux – et qui le restera toute sa vie! – à la suite du coup qu’il a subi. Je me serais rompu le cou, car je n’avais pas mes talaires aux pieds pour voler et m’empêcher de tomber. Il est vrai que ça a été en partie ma faute, car je devais bien prendre soin de son livre – de par Dieu! – avant de l’emporter chez le relieur. Mais qu’aurais-je pu y faire? C’était la veille des Bacchanales, il faisait presque nuit, et toutes ces commissions que j’avais encore à faire me troublaient si fort l’entendement que je ne savais pas ce que je faisais. D’autre part, je me fiais bien au relieur, car il me semblait un homme de bien, ne serait-ce que pour les bons livres qu’il relie et manie tous les jours. Je suis allé le voir depuis : il m’a juré, en faisant de grands serments, qu’il m’avait rendu le même livre que je lui avais donné : je suis donc bien sûr qu’il ne m’a pas été substitué alors qu’il l’avait en main. Où est-ce que j’ai été ce jour-là? Il me faut y songer. Ces méchants avec lesquels j’ai bu à l’hôtellerie du Charbon blanc ne me l’auraient-ils pas dérobé et mis celui-ci à sa place? Cela pourrait bien être, car je me suis absenté assez longtemps pendant qu’on était allé tirer le vin. Mais –  par mon serment! – je ne sais pourquoi ce vieux radoteur de Jupiter n’a pas honte. Ne pouvait-il pas avoir vu auparavant dans ce livre – par lequel il connaissait toutes choses – ce qu’il allait advenir de ce même livre? Je crois que sa lumière l’a ébloui, car il fallait bien que cet incident y soit prédit, aussi bien que tous les autres… ou encore que le livre soit faux. Or, s’il se met en colère, tant pis pour lui, je ne saurais pas quoi y faire.

Que m’a-t-il donné ici encore comme mémo?

« De par Jupiter, celui qui tonne du haut du ciel, qu’un cri public soit fait par tous les carrefours d’Athènes et, s’il est besoin, aux quatre coins du monde, pour savoir si personne n’a trouvé un livre intitulé Ce livre contient la chronique des choses mémorables accomplies par Jupiter avant même qu’il existe; le registre des destins, c’est-à-dire le déroulement certain des événements à venir; le catalogue des héros immortels qui auront une vie éternelle aux côtés de Jupiter. S’il y a quelqu’un qui a eu quelque nouvelle de ce livre, qui appartient à Jupiter, qu’il le rende à Mercure qu’il trouvera tous les jours à L’Académie ou sur la grande place. En reconnaissance de sa contribution, le premier souhait qu’il fera sera exaucé. Mais s’il ne rend pas le livre en moins de huit jours après le cri public, Jupiter a décidé d’aller dans les douze maisons du ciel où il pourra deviner qui a le livre aussi bien que les astrologues le pourraient. Il faudra donc que celui qui l’a le rende, non sans grande honte et punition de sa personne. »

Et qu’est ceci?

« Mémoire à Mercure de donner à Cléopâtre, de la part de Junon, la recette qui est dans ce papier plié pour faire des enfants et en accoucher avec une aussi grande joie que quand on les conçoit. Puis apporter ceci… »

Pfff, certes, « apporter »! Je le ferai plus tard, attendez-vous-y…

« (…) Premièrement, un perroquet qui sait chanter toute L’Iliade d’Homère; un corbeau qui peut parler et sermonner à tout propos; une pie qui connaît tous les préceptes de la philosophie; un singe qui joue aux quilles; une guenon pour lui tenir son miroir le matin quand elle s’habille; un miroir d’acier de Venise parmi les plus grands qu’il pourra trouver; de la fourrure de civette; de la céruse pour se maquiller; douze douzaines de lunettes; des gants parfumés; le collier de pierreries qui a fait faire les Cent nouvelles nouvelles; L’art d’aimer d’Ovide; et six paires de béquilles en ébène. »

Je ne pourrai jamais remonter aux cieux si je fais tout cela! Et voilà son mémo et sa liste déchirés en pièces… Elle ira se chercher un autre valet que moi, par le corbieu! Comment me serait-il possible d’apporter toutes ses marchandises là-haut? Ces femmes veulent qu’on leur fasse mille services comme si l’on dépendait d’elles. Mais au diable celle qui dit « Tiens, voilà pour avoir un feutre de chapeau. »

Et puis qu’est ceci encore?

« Mémoire à Mercure de dire à Cupidon, de la part de sa mère Vénus (Ah! C’est vous Vénus? Vous serez obéie sans faute!) Que, le plus tôt qu’il pourra, il aille tromper et abuser les vestales (qui se croient si sages et prudentes) pour leur démontrer un petit peu leur malheureuse folie et témérité. Et que, pour ce faire, il s’adresse à Somnus qui lui prêtera volontiers de ses garçons avec lesquels il ira de nuit visiter ces vestales pour leur faire goûter et trouver bon, pendant qu’elles dorment, ce qu’elles ne cessent de dénoncer quand elles sont éveillées. Et qu’il écoute bien les propos de regrets et de repentance que chacune tiendra quand elle sera seule, afin de lui en donner des nouvelles détaillées et le plus tôt qu’il lui sera possible.

Aussi : dire à ces dames qu’elles n’oublient pas leurs cache-nez quand elles iront en ville, car ils sont bien utiles pour rire et se moquer de plusieurs choses que l’on voit sans que le monde s’en aperçoive.

Aussi : avertir ces jeunes filles qu’elles n’oublient pas d’arroser leurs violettes pendant la soirée quand il fera sécheresse et qu’elles n’aillent pas se coucher de si bonne heure avant d’avoir reçu et donné le bonsoir à leurs amis. Et qu’elles prennent bien garde de ne pas se coiffer sans miroir, qu’elles apprennent et récitent souvent toutes les chansons nouvelles, qu’elles soient gracieuses, courtoises et aimables avec leurs amants, qu’elles aient plusieurs « OUI » dans les yeux et autant de « NON » à la bouche, que surtout elles se fassent bien prier ou, à tout le moins, qu’elles n’en viennent pas trop tôt à déclarer leur volonté, mais qu’elles la dissimulent le plus qu’elles le pourront, car c’est tout ce qu’il y a de bon : la parole fait le jeu! »

Bien! Je n’y manquerai pas… si je trouve Cupidon.

Quoi? Encore des commissions? Ah! C’est de ma dame Minerve : je reconnais bien son écriture. Je ne voudrais certainement pas lui faire défaut de peur de perdre mon immortalité.

« Mémoire à Mercure de dire aux poètes, de la part de Minerve, qu’ils s’abstiennent d’écrire les uns contre les autres, sinon elle les désavouera, car elle n’aime ni n’approuve aucunement ces façons. Et qu’ils ne s’amusent pas tant à la vaine parole de mensonge, mais qu’ils prennent garde plutôt à l’utile silence de vérité. Et, s’ils veulent écrire sur l’amour, que ce soit le plus honnêtement, chastement et divinement qu’il leur sera possible, à son propre exemple.

De plus : vérifier si le poète Pindare n’a rien mis de nouveau en lumière et retrouver tout ce qu’il aura fait. Apporter tout ce qu’il pourra trouver à la manière des peintres Apelle, Zeuxis, Parrhasios et d’autres de ce temps, et ce, même en matière de broderie, de tapisserie et de patrons d’ouvrages de couture. Et avertir toute la compagnie des neuf Muses qu’elles se méfient d’un tas de gens qui leur font la cour en faisant semblant de les servir et de les aimer, mais seulement pour quelque temps afin d’obtenir la célébrité et une renommée de poète pour que, par ce moyen (comme de toutes les autres choses dont ils savent faire usage), ils puissent avoir accès – pour ses richesses – à Plutus qui a lui-même si souvent méprisé et abandonné les Muses qui devraient être plus sages dorénavant. »

Vraiment, ma dame Minerve, je le ferai par amour pour vous!

Qui est celui qui vole là? Pardieu, je gage que c’est Cupidon!

Cupidon?

CUPIDON

Qui est là? Eh! bonjour Mercure, est-ce bien toi? Et puis, quelles nouvelles? Que se dit-il de bon là-haut dans votre cour céleste?  Jupiter n’est-il plus amoureux?

MERCURE

Amoureux? De par le diable! Il ne pense qu’au présent, mais la mémoire et le souvenir de ses amours passées lui donnent maintenant de fâcheux ennuis…

CUPIDON

Comment donc?

MERCURE

Parce que ces paillards d’humains en ont fait un livre que, par mésaventure, je lui ai apporté au lieu du sien, celui qu’il regardait toujours quand il voulait commander le temps qu’il allait faire! J’étais allé le faire relier, mais il m’a été volé et substitué. Je m’en vais justement faire crier au son des trompettes que si quelqu’un l’a qu’il le rende. J’ai bien cru que Jupiter allait me manger!

CUPIDON

Il me semble que j’ai entendu parler d’un livre, le plus merveilleux que jamais l’on ait vu, que possèdent deux compagnons qui (à ce qu’on dit) l’utilisent pour dire la bonne aventure à tout un chacun. Ils savent aussi bien deviner ce qui est à venir que Tirésias ou l’oracle du chêne de Dodone ne l’ont jamais fait. Plusieurs astrologues se querellent pour l’avoir ou en obtenir une copie, car ils disent qu’ils rendraient alors leurs éphémérides, pronostications et almanachs beaucoup plus sûrs et vrais. En plus, ces brigands promettent aux gens de les inscrire au livre d’immortalité en échange d’une certaine somme d’argent.

MERCURE

Vraiment? Par le corbieu, c’est bien ce livre et nul autre! Il y a un danger qu’ils y inscrivent des usuriers, des rongeurs de pauvres gens, des bougres, des voleurs et qu’ils en effacent des gens de bien parce qu’ils n’ont rien à leur donner. Et où pourrais-je les trouver?

CUPIDON

Je ne saurais te le dire, car je ne suis pas curieux de ces matières-là. Je ne pense à rien d’autre qu’à mes petits jeux, menus plaisirs et joyeux ébats; à entretenir ces jeunes dames; à jouer à la cachette au sein de leurs petits cœurs où je pique et laisse souvent mes flèches légères; à voltiger dans leurs cerveaux; à chatouiller leurs tendre moelle et délicates entrailles; à me montrer et à me promener dans leurs yeux rieurs, ainsi que dans leurs belles petites plaisanteries; à baiser et à sucer leurs lèvres vermeilles; à me laisser couler entre leurs durs tétins; et puis, de là, à m’en aller dans la vallée de jouissance où se trouve la fontaine de Jouvence dans laquelle je joue, me rafraîchis et me divertis y faisant mon heureux séjour.

MERCURE

Ta mère m’a donné ici une note pour t’avertir de quelque chose. Tiens, tu la liras quand tu en auras le loisir et tu en accompliras le contenu, car je suis très pressé. Adieu!

CUPIDON

Tout doux, tout doux, mon beau seigneur Mercure.

MERCURE

Vertubieu! Tu vas m’arracher mes talaires! Laisse-moi aller, Cupidon, je t’en prie! Je n’ai pas une aussi grande envie de jouer que toi.

CUPIDON

Pourtant que je suis jeunette, ami n’en prenez émoi

Je ferais mieux la chosette qu’une plus vieille que moi.

MERCURE

Ah! Que tu as du bon temps! Tu ne te soucies pas s’il doit pleuvoir ou neiger, comme le fait notre Jupiter qui a perdu le livre qui lui permettait de le prédire.

CUPIDON

Toujours les amoureux auront bon jour

Toujours et en tout temps, les amoureux auront bon temps.

MERCURE

Vraiment, vraiment, nous en sommes bien.

CUPIDON

Il y a ma damoiselle

Il y a je ne sais quoi…

Qui est cette belle jeune fille que je vois là-bas dans un verger toute seule? N’est-elle pas encore amoureuse? Il faut que je la voie en face. Non, elle n’aime pas… et pourtant je sais bien que son ami se languit d’amour pour elle. Ah! Vous aimerez, belle dame sans pitié, avant que vous ayez marché trois pas.

CELIA

Ô ingrate et ignorante que je suis! En quelle peine est-il maintenant à cause de son amour pour moi? Or, je reconnais maintenant (mais, hélas, il est bien trop tard!) que la puissance de l’amour est merveilleusement grande et que l’on ne peut éviter sa vengeance. N’ai-je pas grandement tort d’ainsi mépriser et éconduire celui qui m’aime tant, voire plus que lui-même? Veux-je toujours être aussi insensible qu’une statue de marbre? Vivrai-je toujours ainsi, seulette? Hélas, il n’en tient qu’à moi : ce n’est que ma faute… et ma folle opinion! Ah! petits oisillons que vous me chantez et me montrez ma bien ma leçon! Que la nature est bonne mère de m’enseigner, par vos chants et petits jeux, que les créatures ne peuvent se passer de leurs semblables. Or, je vous ferais volontiers une requête : c’est que vous ne m’importuniez plus avec vos petites jacasseries, car je comprends trop bien ce que vous voulez dire. Et que vous ne me laissiez plus voir le spectacle de vos rassemblements amoureux, car cela ne peut me réjouir, mais me fait plutôt juger que je suis la plus malheureuse créature qui soit en ce monde. Hélas! Quand reviendra-t-il, mon ami? J’ai bien peur d’avoir été si farouche à son endroit qu’il ne reviendra plus. Il le fera s’il m’a autant aimé et m’aime encore, comme je l’aime maintenant. Je suis impatiente de le voir : si jamais il revient, je serai plus gracieuse à son égard, je lui ferai un bien plus doux accueil et lui accorderai un meilleur traitement que je n’ai fait auparavant!

CUPIDON

Va, va de par Dieu, dit la fillette / puis que remède n’y puis mettre.

Or, elle est bien la bonne dame : elle n’a que ce qu’elle mérite!

MERCURE

N’est-ce pas pitoyable? Que je vienne sur terre ou que je retourne aux cieux, toujours le monde et les dieux me demandent si j’ai ou si je sais quelque chose de nouveau. Il faudrait qu’il y ait une mer de nouvelles pour leur en pêcher de fraîches tous les jours! Je vous annonce que, afin que le monde ait de quoi en créer de nouvelles et que je puisse en apporter là-haut, je m’en vais faire tout de suite que ce cheval là-bas parlera à son palefrenier, qui est monté sur lui, pour voir ce qu’il dira. Ce sera quelque chose de nouveau à tout le moins! Gargabanado Phorbantas Sarmotoragos…Ô qu’ai-je fait? J’ai presque proféré tout haut les paroles qu’il faut dire pour faire parler les bêtes. Je suis bien fou quand j’y pense. Si j’avais tout dit la formule et qu’il y avait eu quelqu’un ici qui m’avait entendu, il aurait pu en apprendre le secret!

PHLEGON, LE CHEVAL

Il y eut un temps où les bêtes parlaient mais, si la parole ne nous avait pas plus été ôtée qu’à vous, vous ne nous trouveriez pas si bêtes que vous le faites.

STATIUS

Que veut dire ceci? Par la vertubieu, mon cheval parle!

PHLEGON

Oui, certes, je parle! Et pourquoi pas? Parce qu’à vous seuls la parole est demeurée et parce que nous, pauvres bêtes, n’avons pas de compréhension entre nous et ne pouvons rien dire, vous les hommes savez bien vous approprier toute puissance sur nous. Et non seulement vous dites de nous tout ce qu’il vous plaît, mais aussi vous montez sur nous, vous nous éperonnez, vous nous battez. Il faut que nous vous portions, que nous vous vêtissions, que nous vous nourrissions. Et vous nous vendez, vous nous tuez, vous nous mangez. D’où cela vient-il? C’est parce que nous ne parlons pas! Si nous savions parler et dire nos raisons, vous êtes assez humains (ou devriez l’être!) qu’après nous avoir entendus, vous nous traiteriez autrement, je pense.

STATIUS

Par la morbieu, jamais on n’a entendu parler d’une chose si étrange que celle-ci! Bonnes gens, je vous prie, venez entendre cette merveille, autrement vous ne le croiriez pas. Par le sambieu, mon cheval parle!

ARDELIO

Qu’y a-t-il là pour que tant de gens accourent et s’assemblent en un troupeau? Il me faut voir ce que c’est.

STATIUS

Ardelio, tu ne sais pas? Par le corbieu, mon cheval parle!

ARDELIO

Tu dis? Voilà une grande merveille! Et que dit-il?

STATIUS

Je ne sais pas, car je suis si étonné d’entendre sortir des paroles d’une telle bouche que je ne comprends pas ce qu’il dit.

ARDELIO

Mets pied à terre, et écoutons-le raisonner un peu. Retirez-vous, messieurs, s’il vous plaît, faites de la place, vous verrez aussi bien de loin que de près.

STATIUS

Or donc, que veux-tu dire, belle bête, par tes paroles?

PHLEGON

Gens de bien, puisqu’il a plu au bon Mercure de m’avoir restitué la parole et que vous, au milieu de vos affaires, prenez tant de loisir pour bien vouloir entendre la cause du pauvre animal que je suis, vous devez savoir que celui-ci, mon palefrenier, me fait subir toutes les rudesses qu’il peut. Non seulement il me bat, il m’éperonne, il me laisse mourir de faim, mais…

STATIUS

Je te laisse mourir de faim?

PHLEGON

Certainement, tu me laisses mourir de faim.

STATIUS

Par la morbieu, vous mentez et, si vous voulez le soutenir, je vous trancherai la gorge!

ARDELIO

Vous ne ferez pas cela! Seriez-vous assez fou pour tuer un cheval qui sait parler? Il ferait le présent le plus exquis que jamais l’on a vu pour le roi Ptolémée. Et je vous avertis bien que tout le trésor de Crésus ne pourrait le payer. Pour cela, réfléchissez bien à ce que vous ferez et ne le touchez pas, si vous êtes sage!

STATIUS

Pourquoi dit-il donc ce qui n’est pas vrai?

PHLEGON

Ne te souviens-tu pas de la fois, dernièrement, où on t’avait donné de l’argent pour les dépenses des quatre chevaux que nous sommes? Et que tu avais fait tes comptes ainsi : « Vous avez beaucoup de foin et de paille, faites bonne chère. Vous n’aurez que ce peu d’avoine le jour : le reste sera pour aller banqueter avec mon amie! »

STATIUS

Il aurait mieux valu pour toi que tu n’aies jamais parlé, tu peux en être sûr!

PHLEGON

Et, encore, cela ne me dérange pas tant. Mais, quand je rencontre une jument au mois où nous sommes en amour (ce qui ne nous arrive qu’une fois l’an), il n’accepte pas que je la monte et, pourtant, je le laisse bien monter sur moi plusieurs fois par jour! Vous, les hommes, voulez un droit pour vous et un autre pour vos voisins. Vous êtes bien contents d’avoir tous vos plaisirs naturels, mais vous ne voulez pas laisser les autres les prendre et particulièrement nous, les pauvres bêtes. Combien de fois t’ai-je vu amener des garces dans l’étable pour coucher avec toi? Combien de fois m’a-t-il fallu être témoin de ton beau comportement? Je n’oserais pas réclamer que tu me laisses emmener des juments dans l’étable pour moi comme tu le fais avec des filles pour toi, mais tu pourrais bien me laisser le faire quand nous allons aux champs pendant la saison, un petit coup à tout le moins! Il y a six ans qu’il me chevauche et il ne m’a pas encore laissé le faire moi-même une seule fois!

ARDELIO

Par Dieu, tu as raison, mon ami! Tu es le plus gentil cheval et la plus noble bête que j’ai jamais vu. Regarde là, j’ai une jument qui est à ton commandement. Je te la prêterai volontiers parce que tu es un bon compagnon et que tu le vaux. Tu en feras ton plaisir. Et, pour ma part, je serais très satisfait et joyeux si je pouvais avoir de ta semence, quand bien même ce ne serait déjà que pour dire : « Voilà, c’est de la race du cheval qui parlait. »

STATIUS

Par la corbieu, je vous en empêcherai bien puisque vous avez fait l’erreur de tant vous avancer sur vos projets.

Hue, Hue! Allons, choisissez de trotter hardiment, vous. Et ne faites point la bête, si vous êtes sage… et si vous ne souhaitez pas que je vous fasse bien avancer avec ce bâton.

ARDELIO

Adieu, adieu compagnon. Te voilà bien penaud de ce que ton cheval t’ait si bien parlé.

STATIUS

Par la vertubieu, je le harnacherai bien si je peux être à l’étable, quelque parleur qu’il soit!

ARDELIO

Or, jamais je n’aurais cru qu’un cheval ait parlé, si je ne l’avais vu et entendu. Voilà un cheval qui vaut cent millions d’écus… cent millions d’écus? On ne saurait trop l’estimer! Je m’en vais raconter cette histoire à maître Cerdonius qui ne l’oubliera pas dans ses annales.

MERCURE

Voilà déjà quelque chose de nouveau pour le moins! Je suis bien content qu’il y ait eu une bonne compagnie de gens, Dieu merci, qui ont entendu et vu la chose. La rumeur se répandra tantôt dans toute la ville. Quelqu’un la mettra par écrit et, par aventure, y ajoutera du sien pour enrichir le conte. Je suis sûr que j’en trouverai bientôt des copies à vendre chez ces libraires. En attendant que viennent d’autres nouvelles, je m’en vais faire mes commissions et, tout spécialement, chercher la trompette de la ville pour faire crier s’il n’y a pas quelqu’un qui a trouvé ce diable de livre.

Albrecht Dürer - Saint Eustache.
Albrecht Dürer - Saint Eustache.
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