Les personnages : deux chiens, HylactorHylactor est le dernier des 31 chiens énumérés par Ovide dans l'épisode des Métamorphoses sur le mythe d'Actéon (Livre III, vers 138-252) qui a servi d'inspiration pour le quatrième dialogue du Cymbalum mundi. Le nom d'Hylactor est accompagné chez Ovide de l'expression acutæ vocis (« à la voix stridente »). Plusieurs commentateurs ont essayé d'associer le Hylactor du Cymbalum à des contemporains de ce livre (Des Périers, Luther, Marot...) mais, parmi les hypothèses proposées, il y Note complète et PamphagusPamphagus est le troisième chien mentionné par Ovide dans la liste des 31 chiens de l'épisode du livre III des Métamorphoses (vers 138-252) qui raconte la métamorphose d'Actéon. Pamphagus est le premier de trois chiens « plus rapides que le vent » venus d'Arcadie. Plusieurs commentateurs ont tenté d'associer Pamphagus à des figures historiques contemporaines, mais aucune hypothèse ne paraît aussi certaine que l'équation Hylactor-Dolet. Parmi les hypothèses proposées, les deux hypothèses les plus populaires l'associent Note complète.
HYLACTOR
S’il plaisait au dieu AnubisAnubis est une divinité égyptienne, habituellement représentée par un chien ou par une forme humaine à tête de chien, qui sera associée au Hermès grec parce qu'ils sont tous deux des divinités psychopompes (guidant les âmes des morts). Cette référence indirecte à Hermès-Mercure au tout début du quatrième dialogue permet peut-être de relier le quatrième dialogue (le seul à ne pas mettre en scène Mercure) aux trois premiers, à première vue sans rapport aucun Note complète que je puisse trouver un chien qui sache parler, comprendre et tenir des propos comme je le fais que je serais content! Car je ne veux pas m’avancer à parler sans que ce soit avec mon semblable. Pourtant, je suis bien sûr que si je voulais dire la moindre parole devant les hommes, je serais le plus heureux chien qui jamais a été. Je ne connais ni prince ni roi en ce monde qui serait digne de m’avoir, vu l’estime que l’on aurait pour moi. Si j’en avais seulement dit autant que je viens d’en dire, en quelque compagnie de gens que ce soit, le bruit en serait déjà rendu jusqu’aux Indes! Et on dirait partout : « Il y a en tel lieu un chien qui parle ». On viendrait de tous les recoins du monde et l’on donnerait de l’argent pour me voir et m’entendre parler là où je serais. Plus encore : ceux qui m’auraient vu et entendu gagneraient souvent leur pain à raconter ma manière d’être et mes propos aux étrangers et dans les pays lointains. Je ne pense pas que l’on ait vu chose plus merveilleuse, plus exquise, ni plus délectable!
Mais je me garderai bien toutefois de dire quoi que ce soit devant les hommes tant que je n’aurai pas trouvé en premier lieu un autre chien qui parle comme moi, car il n’est pas possible qu’il n’y en ait pas un autre dans le monde. Je sais bien qu’il ne pourrait m’échapper un seul petit mot sans que, tout de suite, ils accourent tous vers moi pour en entendre davantage. Et peut-être que, pour cette raison, ils voudraient m’adorer en Grèce comme on l’a fait pour Anubis en Égypte, tant les humains sont curieux de nouveauté! Or, je n’ai encore rien dit et je ne dirai rien parmi les hommes avant que j’aie trouvé quelque chien qui m’ait parlé. Toutefois, c’est une grande peine de se taire particulièrement pour ceux qui, comme moi, ont beaucoup de choses à dire!
Mais voici ce que je fais quand je me retrouve seul et que je vois que personne ne peut m’entendre : je me prends à dire, à part moi, tout ce que j’ai sur le cœur et vide ainsi mon flux de ventre, euh… je veux dire de langue, sans que le monde en soit abreuvé. Et bien souvent, en allant par les rues à l’heure où tout le monde est couché, j’appelle – pour joyeusement passer le temps! – quelque voisin par son nom et lui fait sortir la tête par la fenêtre et crier pendant une heure « Qui est là? ». Après qu’il a beaucoup crié et que personne ne lui a répondu, il se met en colère et, moi, je ris! Et quand les bons compagnons de chiens s’assemblent pour aller battre le pavé, j’y vais volontiers afin de parler librement parmi à eux pour voir si je n’en trouverai pas un qui comprenne et parle comme moi, car cela me serait une grande consolation et la chose que je désire le plus en ce monde. Or quand nous jouons ensemble et que nous nous mordons l’un l’autre, je leur dis toujours quelque chose dans l’oreille, les appelant par leurs noms et surnoms, en leur demandant s’ils ne parlent pas, chose qui les étonne autant que si des cornes leur poussaient! Car, voyant cela, ils ne savent que penser : si je suis homme déguisé en chien ou un chien qui parle. Et afin que je dise toujours quelque chose et que je ne demeure pas sans parler, je me prends à crier « Au meurtreLe personnage historique apparemment représenté par Hylactor, Étienne Dolet, a lui-même été accusé d'avoir assassiné un peintre du nom de Compaing, l'année précédente (le 31 décembre 1536), dans une querelle où il dit avoir agi par légitime défense. Forcé de fuir Lyon, il se rendra à Paris où, grâce à l'intervention de plusieurs amis influents, il sera gracié de son crime par le roi (il sera tout de même emprisonné à son retour à Note complète, bonnes gens, au meurtre! ». À ce moment-là, tous les voisins se réveillent et se mettent aux fenêtres. Mais quand ils voient que ce n’est que moquerie, ils s’en retournent se coucher. Cela fait, je passe dans une autre rue et crie autant que je peux : « Au voleur, au voleur! Les boutiques sont ouvertes! ». Pendant qu’ils se lèvent, je m’en vais plus loin et, quand je passe un coin de rue, je commence à crier : « Au feu, au feu! Votre maison est en feu! ». Aussitôt, vous les verriez tous jaillir sur la place, les uns en chemises, les autres tout nus, les femmes tout échevelées, criant : « Où est-ce? Où est-ce? ». Et quand ils ont beaucoup sué et qu’ils ont bien cherché et regardé partout, ils trouvent à la fin que ce n’est rien et s’en retournent achever leur besogne et dormir sûrement. Puis quand j’ai bien fait toutes les folies de mes nuits attiquesLes Nuits attiques est un ouvrage d'érudition en 20 volumes composé par l'auteur romain du IIe siècle ap. J.-C. Aulu-Gelle (Aulus Gellius). Note complète jusqu’au chapitre Au sujet des parleurs futiles et importunsRéférence au chapitre 15 du Livre I des Nuits attiques (évoqué sous le titre latin Qui sunt leves et importuni locutores dans le texte original du Cymbalum) qui est consacré effectivement à dénoncer les personnes bavardes et excessivement loquaces... comme Hylactor? Note complète, pour mieux passer le reste de mes fantaisies, je me transporte au parc de nos ouailles afin d’y faire le loup dans la pailleUn commentateur du Cymbalum (Malcolm Smith) a montré de manière convaincante que tout ce passage sur les mauvais coups d'Hylactor décrit en fait des actions antichrétiennes : Hylactor fait le loup dans la bergerie (qui est une image de l'Église dont Jésus est le berger); il déracine un arbre (en référence à l'image biblique de l'arbre qui accueille les oiseaux comme l'Église, ses fidèles); il emmêle les filets des pécheurs (les apôtres sont souvent Note complète; ou je m’en vais déraciner quelque arbre mal planté; ou brouiller et mêler les filets de ces pêcheurs; ou mettre des os et des pierres au lieu du trésor que PygargusLe pygargue est un rapace, image qui convient sans doute à la figure de l'usurier qui porte ce nom ici, mais qui pourrait aussi avoir un sens (ir)religieux étant donné le sens caché de tout ce passage. Note complète, l’usurier, a caché dans son champ; ou je vais pisser dans les pots du potier et chier dans ses beaux vases. Et si, par aventure, je rencontre la garde, j’en mords trois ou quatre pour mon plaisir, puis je m’enfuis aussi vite que je peux en criant « Que celui qui pourra me prendre me prenneUn tel énoncé pourrait paraître assez provocateur après la tirade apparemment antichrétienne qui précède. Note complète! ». Mais, quoi qu’il en soit, je suis bien contrarié de ne pas trouver quelque compagnon qui sache aussi parler. Toutefois, j’ai bon espoir d’en trouver un… à moins qu’il n’y en ait pas d’autre au monde.
Voilà GargiliusHorace se moque d'un (mauvais) chasseur nommé Gargilius dans ses Épîtres (VI, Livre I). Certains critiques ont vu dans ce nom une allusion (phonétique) à Gargantua afin de justifier leur identification du chien de ce Gargilius, Pamphagus, à Rabelais. Note complète qui s’en va à la chasse avec tous ses chiens. Je m’en vais m’ébattre avec eux afin de voir s’il n’y en a pas un dans la compagnie qui parle.
« Dieu vous garde, les compagnons! Dieu te garde, épagneul, mon ami! Dieu te garde, mon compagnon lévrier! »
Oui, certes, ils sont tous muets. Au diable le mot qu’on saurait tirer d’eux! N’est-ce pas pitié? Puisque c’est ainsi et que je ne peux en trouver un seul qui puisse me répondre, je voudrais connaître un poison ou une herbe qui me ferait perdre la parole et me rendrait aussi muet qu’ils le sont! Je serais bien plus heureux que de languir ainsi du misérable désir que j’ai de parler et de ne pouvoir trouver, pour ce faire, des oreilles commodes telles que je les désire.
« Et toi, compagnon, ne saurais-tu rien dire? »
Parlez à des bêtes…
« Dis, eh! mâtinCe terme en moyen français désigne, au sens littéral, un « gros chien employé à la garde des maisons ou du bétail ou bien à la chasse », mais le même mot pouvait aussi servir d'injure « en particulier pour dénigrer les mécréants », c'est-à-dire les non-croyants. (Dictionnaire du moyen français) Note complète, ne parles-tu point? »
PAMPHAGUS
Qui appelles-tu mâtin? Mâtin, toi-même!
HYLACTOR
Eh! Mon compagnon, mon ami, pardonne-moi s’il te plaît, et approche-toi de moi, je te prie. Tu es celui que j’ai le plus désiré et cherché en ce monde!
Et voilà un saut pour l’amour de DianeDiane (Artémis chez les Grecs) est la déesse de la chasse dans la mythologie romaine (l'étymologie de son nom renvoie à la divinité). On la représente souvent armée d'un arc et de flèches dans un carquois, entourée de ses nymphes et parfois de cerfs ou de chiens. Note complète qui m’a rendu si heureux en cette chasse où j’ai trouvé ce que je cherchais. En voilà encore un autre pour toi, gentil Anubis! Et celui-là pour CerbèreDans les mythologies grecque et romaine, Cerbère est un chien à trois têtes qui garde l'entrée des Enfers. Note complète, le gardien des enfers!
Dis-moi ton nom, s’il te plaît.
PAMPHAGUS
Pamphagus.
HYLACTOR
Est-ce toi, Pamphagus, mon cousin, mon ami? Tu connais donc bien Hylactor.
PAMPHAGUS
Certainement, je connais bien Hylactor! Où est-il?
HYLACTOR
C’est moi!
PAMPHAGUS
Tu dis vrai? Pardonne-moi, Hylactor, mon ami : je ne pouvais te reconnaître, car tu as une oreille coupéeCertains commentateurs ont vu dans les blessures d'Hylactor une allusion à la bagarre qui avait amené Étienne Dolet à tuer le peintre Compaing l'année précédente. Note complète et je ne sais quelle cicatrice au front que tu n’avais pas auparavant. D’où cela t’est-il venu?
HYLACTOR
Ne cherche pas à en savoir plus, je t’en prie : la chose ne vaudrait pas d’être racontée. Parlons d’autres matières. Où es-tu allé et qu’as-tu fait depuis que nous avons perdu notre bon maître, ActéonDans la mythologie grecque (et romaine), Actéon est un chasseur connu surtout pour avoir surpris, un jour, la déesse Artémis (Diane) prenant son bain nue avec ses nymphes dans la forêt. Pour le punir, la déesse le transforme en cerf. Actéon, incapable de parler, sera ensuite dévoré par ses propres chiens qui ne le reconnaissent pas. Ovide raconte le mythe dans ses Métamorphoses (Livre III, vers 138-252). L'auteur du Cymbalum reprend l'histoire en lui Note complète?
PAMPHAGUS
Ah! Le grand malheur. Tu me renouvelles mes douleurs. Ô! Que j’ai beaucoup perdu avec sa mort, Hylactor, mon ami, car je faisais alors bonne chère, tandis que je meurs maintenant de faim.
HYLACTOR
Par mon serment! Nous avions du bon temps quand j’y pense. C’était un homme de bien, Actéon, et un vrai gentilhomme, car il aimait bien les chiens. On n’aurait pas osé frapper le moindre d’entre nous quoi qu’il ait fait. Et, avec cela, que nous étions bien traités! Tout ce que nous pouvions prendre, que ce soit dans la cuisine, au garde-manger ou ailleurs, était nôtre, sans que personne ne soit assez hardi pour nous battre ou nous toucher, car il l’avait ainsi ordonné pour nous nourrir plus libéralement.
PAMPHAGUS
Hélas, c’est bien vrai. Le maître que je sers maintenant n’est pas ainsi (loin de là!), car il ne tient pas compte de nous. Et ses gens non plus ne nous donnent rien à manger la plupart du temps. Et toutes les fois qu’on nous trouve dans la cuisine, on crie après nous, on nous harcèle, on nous menace, on nous chasse, on nous bat tellement que nous sommes plus meurtris et déchirés de coups que de vieux coquins.
HYLACTOR
Voilà ce que c’est, Pamphagus mon ami, il faut prendre patience. Le meilleur remède que je connaisse pour les douleurs présentes, c’est d’oublier les joies passées dans l’espoir de mieux avoir dans l’avenir. De même, mais à l’inverse, le souvenir des maux passés sans plus de crainte de ceux-ci (ou de pire) fait trouver les biens présents bien meilleurs et beaucoup plus doux.
Or, sais-tu ce que nous ferons, Pamphagus, mon cousin? Laissons les autres chiens courir le lièvre et écartons-nous, toi et moi, pour discuter un peu plus à loisir.
PAMPHAGUS
J’en serais bien content, mais il ne nous faut pas y rester trop longtemps.
HYLACTOR
Aussi peu que tu voudras. Peut-être que nous ne nous reverrons pas avant longtemps. Je serais bien heureux de te dire plusieurs choses et d’en entendre aussi de toi.
Nous voici bien situés. Ils ne sauraient nous voir dans ce petit bocage. Et puis leur gibier ne viendra pas par là.
Maintenant, je te demanderais volontiers si tu ne sais pas la raison pour laquelle toi et moi parlons, alors que tous les autres chiens sont muets! Car je n’en ai jamais trouvé un seul qui a su me dire quoi que ce soit à part toi et j’en ai beaucoup vu en mon temps!
PAMPHAGUS
N’en sais-tu rien? Je vais te le dire. Te souviens-tu bien quand nos compagnons, Mélanchétès, Thérodamas et OresitrophusDans le récit du mythe d'Actéon que fait Ovide, Mélanchétès, Thérodamas et Orésitrophos sont les trois premiers chiens à attraper et à mordre leur maître métamorphosé en cerf (Métamorphoses, Livre III, vers 232-233). Note complète ont sauté sur Actéon, leur bon maître – et le nôtre! – que Diane venait tout juste de transformer en cerf, puis que nous avons accouru et lui avons donné tant de coups de dents qu’il est en mort sur place? Tu dois bien le savoir, comme je l’ai vu depuis dans je ne sais quel livre qui est dans notre maison.
HYLACTOR
Comment? Tu sais donc bien lire? Où as-tu appris cela?
PAMPHAGUS
Je te le dirai après, mais écoute ceci en premier. Tu dois comprendre que, pendant que chacun de nous s’efforçait de mordre Actéon, je lui ai mordu par hasard la langue qu’il tirait hors de sa bouche, si bien que j’en ai emporté un bon morceau que j’ai avalé. Or, le conte dit que cela a été la cause de ma capacité à parler. Il n’y a rien de plus vrai, car Diane le voulait aussi. Mais, parce que je n’ai pas encore parlé devant les hommes, on croit que ce n’est qu’une fable. Toutefois, on cherche toujours à trouver les chiens qui ont mangé la langue d’Actéon transformé en cerf, car le livre dit qu’il y en a eu deux. Et je suis l’un d’eux.
HYLACTOR
Corbieu! Je suis donc l’autre, car j’ai le souvenir d’avoir mangé un bon morceau de sa langue. Mais je n’aurais jamais pensé que la parole m’était venue à cause de cela!
PAMPHAGUS
Je t’assure Hylactor, mon ami, qu’il en est ainsi que je te le dis, car je l’ai vu en écritEncore une allusion ici au témoignage (douteux?) de l'écriture (ou des Écritures... saintes?). Note complète.
HYLACTOR
Tu es bien chanceux de connaître ainsi les livres dans lesquels l’on voit tant de bonnes choses. Que c’est un beau passe-temps! Je voudrais que Diane m’ait fait la grâceLa répétition du mot grâce trois fois dans la lettre-préface de ce livre, fût-ce dans des sens différents (en ce qui concerne soit l'écriture ou la religion), n'est sans doute pas un hasard au moment où la notion de grâce fait l'objet de féroces débats entre catholiques et protestants. Ces derniers accordent une importance beaucoup plus grande à celle-ci selon le principe augustinien, radicalisé par Martin Luther, de la sola gratia (cette idée selon Note complète d’en savoir autant que toi.
PAMPHAGUS
Et je voudrais bien, moi, ne pas en savoir autant, car à quoi cela sert-il à un chien de lire (et de parler aussi)? Un chien ne doit savoir autre chose que d’aboyer aux étrangers, de servir de garde à la maison, de flatter les domestiques, d’aller à la chasse, de courir le lièvre et le prendre, de ronger les os, de lécher la vaisselle et de suivre son maître.
HYLACTOR
C’est vrai, mais il est toutefois bon de savoir davantage de choses, car on ne sait où l’on se trouveVoilà un des plus belles et des plus profondes affirmations du Cymbalum mundi. Elle paraît encore tout à fait actuelle. Note complète.
Mais comment? Tu n’as donc pas encore donné à entendre aux gens que tu sais parler?
PAMPHAGUS
Non.
HYLACTOR
Et pourquoi?
PAMPHAGUS
Parce que cela ne m’importe pas. J’aime mieux me taire.
HYLACTOR
Pourtant, si tu voulais bien dire quelque chose devant les hommes, tu sais bien que les gens de la ville non seulement iraient t’écouter, s’émerveillant et prenant plaisir à t’entendre, mais aussi que ceux de tout le pays des environs, voire de tous les coins du monde viendraient à toi pour te voir et t’écouter parler. N’accordes-tu aucune valeur à l’idée de voir autour de toi dix millions d’oreilles qui t’écoutent et autant d’yeux qui te regardent en face?
PAMPHAGUS
Je sais bien tout cela. Mais quel autre profit m’en viendrait? Je n’aime pas la gloire de causer, je te dis, car cela me serait aussi une souffrance : il n’y aurait un coquin si petit à qui il ne me faudrait tenir des propos et rendre raison. On me garderait dans une chambre, je le sais bien. On me frotterait, on me peignerait, on m’accoutrerait, on m’adorerait, on me dorerait, on me dorloterait. Bref, je suis bien sûr que l’on voudrait me faire vivre autrement que le naturel d’un chien ne le requiert. Mais…
HYLACTOR
Eh! bien, ne serais-tu pas content de vivre un peu à la façon des hommes?
PAMPHAGUS
À la façon des hommes? Je te jure par les trois têtes de Cerbère que j’aime mieux être toujours ce que je suis que de ressembler davantage aux hommes dans leur misérable façon de vivre, ne serait-ce que pour l’excès de paroles dont il me faudrait faire usage avec eux!
HYLACTOR
Je ne suis pas de ton opinion. Il est vrai que je n’ai pas encore parlé devant eux, mais, si je n’avais pas eu la fantaisie de trouver d’abord quelque compagnon qui sache parler comme nous, je n’aurais pas mis tant de temps à leur dire quelque chose, car j’en vivrais mieux, plus honorablement… et magnifiquement. Ma parole serait préférée à celle de tous les hommes quoi que je dise car, aussitôt que j’ouvrirais la bouche pour parler, l’on ferait silence pour m’écouter. Ne sais-je pas bien comment sont les hommes? Ils sont vite ennuyés par les choses présentes, accoutumées, familières et certaines. Et ils aiment toujours mieux les choses absentes, nouvelles, étrangères et impossibles. Et ils sont si sottement curieux qu’il ne faudrait qu’une petite plume qui s’élève de terre le moins du monde pour les amuser tous tant qu’ils sont.
PAMPHAGUS
Il n’y a rien de si vrai : les hommes se lassent de s’entendre parler les uns les autres et voudraient bien entendre quelque chose qui vient d’ailleurs que d’eux-mêmes. Mais considère aussi qu’à la longue, ils s’ennuieraient aussi de t’entendre causer. Un cadeau n’est jamais si beau ni si plaisant qu’à l’heure où on le présente avec de belles paroles qui le font trouver bon. On n’a jamais autant de plaisir avec LyciscaLycisca (étymologiquement « chienne-louve ») est une chienne d'Actéon mentionnée dans les Métamorphoses (Livre III, vers 220). Note complète que la première fois qu’on la prend. Un collier n’est jamais si neuf que le premier jour où on le met. Car le temps fait vieillir toute chose et leur fait perdre la grâce de la nouveauté. Aurait-on beaucoup entendu parler les chiens, on voudrait entendre parler les chats, les bœufs, les chèvres, les brebis, les ânes, les porcs, les puces, les oiseaux, les poissons et tous les autres animaux! Et puis qu’aurait-on de plus quand tout serait dit? Si tu y penses bien, il vaut mieux que tu aies encore à parler plutôt que d’avoir déjà tout dit.
HYLACTOR
Or, je ne pourrais plus m’en retenir longtemps.
PAMPHAGUS
Je m’en rapporte à toi : on t’aura en fort grande admiration pour un temps, on te prisera beaucoup. Tu mangeras de bons morceaux, tu seras bien servi de tout, mais on ne te demandera pas « duquel voulez-vous? », car tu ne bois pas de vin, selon ce que je crois. Pour le reste, tu auras tout ce que tu demanderas, mais tu ne seras pas en aussi grande liberté que tu le désirerais car, bien souvent, il te faudra parler à l’heure où tu voudrais dormir et prendre ton repos. Et puis je ne sais pas si, à la fin, on ne sera pas fâché envers toi.
Or, il est temps de nous retirer auprès de nos gens. Allons les rejoindre, mais il faut faire semblant d’avoir bien couru et travaillé, et d’être hors d’haleine.
HYLACTOR
Qu’est-ce que je vois là sur le chemin?
PAMPHAGUS
C’est un paquet de lettres que quelqu’un a laissé tomber…
HYLACTOR
Je t’en prie, déplie-le et regarde voir ce que c’est puisque tu sais bien lire.
PAMPHAGUS
« Aux Antipodes supérieursCet épisode de la lettre des Antipodes inférieurs reste énigmatique. Le mot « Antipodes » désigne bien sûr les habitants de l'autre côté de la terre (ceux qui « marchent à l'envers » littéralement). Les Antipodes inférieurs semblent donc représenter ici des sortes d'étrangers, voire d'Utopiens (n'oublions pas que L'Utopie de Thomas More a été publié quelques années plus tôt) qui souhaitent « humainement converser » avec les Antipodes supérieurs, mais qui se heurtent Note complète, … »
HYLACTOR
« Aux Antipodes supérieurs »? Je crois qu’il y aura là quelque chose de nouveau.
PAMPHAGUS
« Les Antipodes inférieurs, aux Antipodes supérieurs… »
HYLACTOR
Mon Dieu, que ces lettres viennent de loin!
PAMPHAGUS
« Messieurs les Antipodes, par le désir que nous ayons de converser humainement avec vous, à telle fin d’apprendre de vos bonnes façons de vivre et de vous communiquer des nôtres, et suivant le conseil des astres, nous avions fait passer quelques-uns de nos gens par le centre de la Terre pour aller auprès de vous. Mais, vous étant aperçus de cela, vous leur avez bouché le trou de votre côté, de sorte qu’il faut qu’ils demeurent dans les entrailles de la Terre. Or, nous vous prions que votre bon plaisir soit de leur donner le passage, autrement nous vous en ferons sortir par tant de côtés et en si grande abondance que vous ne saurez auquel accourir, tellement que, ce que l’on vous prie de faire par grâce et amour, vous serez contraints de le souffrir par la force à votre grande honte et confusion!
À Dieu soyez,
Vos bons amis, les Antipodes inférieurs »
Voilà bien des nouvelles!
HYLACTOR
Ce sont monts et merveillesComme dans l'expression encore en usage aujourd'hui « promettre monts et merveilles », cette locution désignait des choses extraordinaires... mais illusoires. Note complète!
PAMPHAGUS
Écoute, on m’appelle. Il me faut m’en aller. Nous lirons le reste des lettres une autre fois.
HYLACTOR
Mais où est-ce que tu les mettras? Cache-les là dans un trou de cette pyramide et couvre-les d’une pierre, on ne les trouvera jamais. Et puis aujourd’hui à une heure quelconque si nous en avons le loisir ou demain, qui est le jour des SaturnalesLes Saturnales sont des fêtes qui, dans l'antiquité romaine, avaient lieu pendaient les journées qui précédaient le solstice d'hiver, si bien qu'on a pu les associer plus tard aux célébrations chrétiennes de Noël bien que la version romaine rappelle davantage le carnaval où le monde est renversé... comme dans cette histoire d'Antipodes. Voir la note sur l'Épiphanie pour plus d'information sur les fêtes païennes ou chrétiennes qui semblent associées à chacun de ces dialogues. Note complète, nous viendrons achever de les lire, car j’espère qu’il y aura là quelques bonnes nouvelles. Et je veux aussi t’apprendre plusieurs belles fablesLes histoires qui suivent concernent toutes des héros ou des personnages mythologiques qui ont défié les dieux ou qui ont vaincu la mort en renaissant comme dans la fable (?) de Jésus-Christ. Note complète que j’ai entendues raconter autrefois comme la fable de ProméthéeDans la mythologie gréco-romaine, Prométhée est un Titan qui vole le feu des dieux de l'Olympe pour le donner aux humains. Pour le punir, Zeus l'attachera à un rocher sur le mont Caucase et il le condamnera à avoir chaque jour son foie dévoré par un aigle. Note complète, la fable du grand Hercule de LibyeUn des douze travaux d'Hercule (parfois le dernier) consistait à descendre aux Enfers pour capturer le chien Cerbère... et en ressortir vivant. Note complète, la fable du jugement de PârisDans la mythologie grecque, Pâris est un prince troyen, condamné à mort quand sa sœur Cassandre prédit qu'il causera la chute de Troie. Il est sauvé par un berger et il est choisi, après l'épisode de la pomme de discorde, pour décider (c'est le fameux jugement de Pâris) laquelle des trois déesses (Athéna, Héra et Aphrodite) est la plus belle. Son choix d'Aphrodite, qui lui a promis Hélène, déclenche la guerre de Troie. Note complète, la fable de SaphonDes auteurs anciens, comme Maxime de Tyr (Dissertation XXXV), racontent diverses versions de l'histoire d'un Libyen du nom de Psaphon qui aurait entraîné des oiseaux parlants à chanter « Psaphon est un dieu » afin de se faire passer pour un dieu lui-même. Note complète, la fable d’ÉrusPlaton (République, Livre X, 614b-621d) raconte le mythe d'Er qui meurt sur un champ de bataille et ressuscite douze jours plus tard pour raconter ce qu'il a vu dans l'au-delà. Note complète qui a revécu et la chanson de RicochetLa chanson de ricochet était une chanson répétitive, une ritournelle sans fin qui n'aboutissait pas et qui ne rimait à rien. On peut en imaginer le (non!) sens ici. Note complète, si par hasard tu ne la connais pas.
PAMPHAGUS
Tu te moques de moi? J’ai été bercé de telles matières!
Hâtons-nous, je te prie. Et taisons-nous pour que nos gens, qui sont ici, tout près, ne nous entendent pas parler.
HYLACTOR
Je ne parlerai donc pas aujourd’hui? Oui, je le ferai, par Diane, si je puis être dans notre maison, car je ne pourrais plus m’en retenir. Adieu donc!
PAMPHAGUS
Et n’oublie pas de bien ouvrir la bouche et de tirer la langue, afin d’avoir l’air d’avoir bien couru.
Ce folâtre de Hylactor ne pourra se retenir de parler afin que le monde parle aussi de lui! Il lui suffira de dire peu de paroles pour assembler bientôt beaucoup de gens autour de lui, et le bruit en courra aussitôt dans toute la ville, tant les hommes sont curieux et discutent volontiers des choses nouvelles et étrangères.

Fin du présent livre intitulé Cymbalum
mundi, en français, imprimé nouvellement à
Paris pour Jean Morin Libraire
demeurant audit lieu en la rue
Saint-Jacques, à l’enseigne
du Croissant.
1537
