La Cymbale du monde et nos oreilles contemporaines
Pourquoi lire un livre publié en 1537? À quoi cela peut-il bien servir de tenter de comprendre le(s) sens de dialogues satiriques obscurs écrits en France il y a près de 500 ans? Au-delà des lectures savantes que peuvent toujours en faire les spécialistes, au-delà du simple plaisir de lecture qu’on peut encore tirer d’un texte aussi drôle et énigmatique, que peut-on vraiment apprendre de cette Cymbale du monde qui serait encore significatif pour nous à l’aube du 21e siècle?
L’intemporalité de la satire des travers humains
Évidemment, vous aurez sûrement constaté que certaines cibles de ce petit livre demeurent tout à fait actuelles comme en témoignent les attaques satiriques contre les personnages avides de pouvoir (Rhetulus, Byrphanes), de gloire (Hylactor surtout) ou d’argent (Rhetulus, Ardelio), sans compter les personnages arrogants (Byrphanes, Rhetulus) ou vaniteux (les trois « philosophes », Hylactor) et parfois même violents (Byrphanes, Curtalius, Statius), bref des personnages peu recommandables comme on en trouve encore à foison aujourd’hui dans le contexte, notamment, de l’extrême capitalisme, de l’obsession quasi maladive pour la célébrité et de l’émergence récente de plusieurs leaders autoritaires, arrogants, vaniteux et violents un peu partout sur la planète.
De manière similaire, le scepticisme apparent de ces dialogues (peu importe la lecture qu’on en fait) à l’égard des dogmatismes religieux de l’époque (que ce soit l’autoritarisme brutal et corrompu de l’Église catholique d’alors ou la ferveur polarisante des premiers protestants) n’a certainement pas non plus perdu de son actualité en notre ère de montée des fondamentalismes, de prétendu “choc des civilisations” et de multiples guerres intra- et interreligieuses.
En forçant un peu (beaucoup), on pourrait même déceler des prémisses d’écologisme dans l’apologie de la nature au dialogue III, voire une ébauche de discours “animaliste” dans le monologue du cheval Phlegon et le dialogue des chiens qui se plaignent tous des mauvais traitements subis aux mains des humains… mais bon, ne forçons pas trop la note : il vaut peut-être mieux éviter les lectures trop anachroniques, même si elles sont tentantes aujourd’hui sur notre globe aux antipodes fondants, alors que plusieurs nouveaux (post)humanistes tentent de repenser notre lien au monde animal.
En revanche, on pourrait soutenir avec beaucoup plus ce confiance que la dénonciation – partout présente dans ces dialogues – de la « parole » trop abondante, cacophonique, vide et, plus encore, la condamnation de la « vaine parole de mensonge » ne sauraient être plus pertinentes en notre ère d’explosion médiatique, tant dans les médias de masse que dans les nouveaux médias numériques, et tout particulièrement dans les réseaux sociaux devenus de véritables pépinières de la vanité humaine, de l’autopromotion, de la propagande et du mensonge, et ce, à une échelle sans doute jamais vue dans l’histoire humaine : songeons seulement au fléau des fake news, à la soi-disant “postvérité”… ou encore à notre voisin du Sud, le trumpeur en chef, maitre du mensonge, sombre trickster mercurien, s’il en est!
Il n’en demeure pas moins que plusieurs de ces attaques satiriques de nature morale pourraient, dans le fond, s’appliquer à bien des personnages et des époques de l’histoire humaine. L’apparente actualité de ces attaques ne témoignerait-elle pas simplement de l’intemporalité du genre de la satire (surtout de le satire ménippée) et de notre éternelle humanité trop humaine? À moins que ces dialogues satiriques et leurs dénonciations morales s’appuient sur des fondements plus spécifiquement liés à notre époque?
Les enjeux “média-éthiques” du Cymbalum mundi
N’y aurait-il pas dans ce petit livre de dialogues imprimés en français – qui prétend traduire des dialogues en latin trouvés dans un soi-disant manuscrit – quelque chose d’encore plus pertinent pour nous aujourd’hui au-delà – ou en plus – de ces attaques satiriques de nature morale ou religieuse?
Si on observe la forme, le contenu et surtout le contexte de publication de ce petit livre d’un peu plus près, on note que le Cymbalum mundi est apparu à un moment de l’histoire des technologies de communication humaine qui pourrait évoquer le nôtre par certains aspects. Et il porte des marques de cette parenté historique.
N’oublions pas que l’auteur de la lettre-préface, Thomas Du Clevier demande à son ami Pierre Tryocan de ne pas laisser sa traduction manuscrite tomber « entre les mains de ceux qui se mêlent de l’imprimerie, cet art qui a su apporter plusieurs commodités aux lettres jadis, mais qui – parce qu’il est maintenant trop commun – fait que ce qui est imprimé n’a plus autant de grâce et est moins admiré que s’il était demeuré en sa simple écriture ».
La demande est ironique (il n’y a pas de manuscrit latin) dans ce livre écrit en français et manifestement fait pour être imprimé (avec les conséquences dramatiques que l’on sait, au moins pour le libraire parisien, Jean Morin, et plus encore pour ses deux associés qui seront brûlés sur le bûcher avec leurs livres). Sauf que ce passage peut simultanément être lu au sens premier, car il semble bien qu’en 1537, on se trouve à un moment de « ressac » – en termes moins quantitatifs que qualitatifs – dans le développement de cette la nouvelle civilisation née de la technologie de l’imprimerie (la galaxie Gutenberg comme l’a appelé le penseur canadien des médias, Marshall McLuhan), qui avait commencé à émerger, en Europe du moins, dans la deuxième moitié du siècle précédent. Au moment de la publication du Cymbalum mundi, le nouveau médium a perdu une part significative de sa “grâce” initiale et on commence à s’inquiéter de ses usages et de ses effets qui ne paraissent plus seulement positifs, et ce, même pour les humanistes (comme en témoigne, entre autres, le sort tragique des personnes précitées).
Atelier d’imprimerie – Gravure de Jost Amman (1568)
Il faut d’abord rappeler qu’une période « utopique » avait prévalu – dans les mouvements humanistes d’Europe du Nord du moins – une vingtaine d’années plus tôt, alors que certains voyaient dans cette “écriture artificielle”, permettant de multiplier mécaniquement les textes, un vecteur d’extension et de transmission des lettres, des connaissances, d’une éducation renouvelée, d’une réforme intérieure de l’Église corrompue et peut-être même d’une possible transformation pacifique de “l’homme” par l’éducation (Érasme).
L’île d’Utopie, gravure d’Ambrosius Holbein pour la première édition
L’an 1516, par exemple, annus mirabilis de l’humanisme du Nord selon G. Marc’hadour, voit la publication imprimée de la première édition d’Utopia de Thomas More, une nouvelle édition augmentée de l’Éloge de la folie d’Érasme (avec lequel L’Utopie, éloge de la sagesse, forme un diptyque), ainsi qu’une nouvelle traduction du Nouveau Testament par le même humaniste néerlandais qui souhaitait corriger la Vulgate, traduction canonique de la Bible pour l’Église. Tous les espoirs de réforme (pacifique) semblent alors permis. Les amis humanistes se dédient mutuellement un nombre croissant de livres et commencent à former une petite république des lettres pleine d’enthousiasme et d’espoir.
Dès l’année suivante cependant, le 31 octobre 1517 plus précisément, Martin Luther publie à Wittenberg ses fameuses résolutions, en utilisant habilement la même technologie afin de diffuser une nouvelle conception du christianisme (axée sur une “grâce ” prédestinée et plus individualiste aussi, chacun devant maintenant lire la Bible lui-même dans son propre exemplaire dans des traductions en langue vulgaire… ce qui devient justement possible “grâce” à l’imprimerie). Commence alors une opposition de deux conceptions de la foi (et de l’être humain) qui va mener à une extrême polarisation théologique et politique dans toute l’Europe et, un peu plus tard, à des guerres de religion qui dureront plus d’un siècle et feront des centaines de milliers de victimes.
Quand le Cymbalum est publié en 1537, la situation historique a donc sérieusement changé par rapport aux deux premières décennies du 16e siècle: il y a eu le sac de Rome en 1527; en France, Berquin a été brûlé sur le bûcher dès 1528 et l’Affaire des Placards en 1534 a mené à d’autres exécutions (et même à une interdiction complète d’imprimer dans tout le royaume pendant plus d’un mois); Érasme est mort en 1536, tandis que son ami Thomas More a été décapité l’année précédente (à l’initiative de son roi converti au protestantisme). Plus généralement, les positions commencent à se durcir dans toutes les régions de l’Europe avec l’extension de la Réforme (luthérienne, calviniste, etc.) et l’imminente contre-attaque de la Contre-Réforme catholique (le premier index romain, interdisant nombre de livres… dont le Cymbalum mundi et plusieurs ouvrages d’Érasme, est publié en 1559 à la suite du Concile de Trente qui avait commencé en 1545). En d’autres mots, l’esprit utopique qui a pu accompagner le développement de l’imprimerie pendant un certain temps semble s’être évaporé et avoir laissé place à un contexte beaucoup plus tendu et polarisé qui paraît certainement « postutopique ».
Il est donc tentant, au risque de simplifier grossièrement la situation historique, de tracer un parallèle avec les développements récents de notre « ère numérique », à tout le moins au chapitre des espoirs qui ont été placés dans ces technologies apparues il y a quelques décennies à peine. En effet, après avoir connu aussi une période foncièrement utopique – il y a une vingtaine d’années tout particulièrement alors que les apôtres du numérique et des réseaux (pensons seulement à la revue Wired ou au manifeste de John Perry Barlow) nous promettaient “monts et merveilles” dans un monde où l’information allait être enfin « libre » et accessible à tous –, nous semblons maintenant nous trouver dans une zone plus trouble de l’ère numérique, avec la montée en puissance de gigantesques corporations en situation de quasi-monopole (les GAFAM), une polarisation politique croissante, une utilisation dangereusement efficace des réseaux numériques (surveillance, désinformation, manipulations, piratages…) tant par des États nationaux que par des apôtres d’idéologies ou de croyances souvent extrêmes, et ce, dans un contexte où s’accumulent les sombres nuages d’une grave crise climatique. Bref, nous semblons nous trouver aujourd’hui dans une période qui paraît certainement “postutopique” (voire “posthumaniste”) par plus d’un aspect, à tout le moins en ce qui concerne la foi en nos nouveaux outils numériques de communication et d’information.

Il pourrait bien sûr s’agir ici d’une dynamique historique typique de l’adoption de toute nouvelle technologie “disruptive” (comme aiment à les qualifier les nouveaux apôtres technophiles de l’innovation permanente), mais il n’en reste pas moins que les parallèles entre les deux extrémités opposées de ce que certains ont appelé la “parenthèse Gutenberg” pourraient être vus non seulement comme significatifs (ce parallélisme historique en miroir explique peut-être l’étonnante pertinence de la satire morale évoquée précédemment et même l’apparition de figures de tricksters souvent populaires dans ces périodes de transition ambivalente et chaotique), mais aussi comme potentiellement instructifs. Que pourrait donc nous apprendre notre petite Cymbale du monde sur une telle situation (de transition)?
À première vue, l’auteur du Cymbalum mundi ne nous donne pas beaucoup d’espoir : tous les dialogues, dans ce petit livre, se passent mal, même très mal, se concluant parfois par des menaces de violences physiques (sauf peut-être pour le dialogue des deux chiens qui, malgré leur désaccord, restent amicaux dans un esprit encore relativement “humaniste”… même s’ils doivent se cacher derrière un buisson pour dialoguer). Le livre lui-même sera ensuite victime d’une censure brutale de la part des pouvoirs politiques et religieux, censure qui mènera à sa disparition de l’espace public pendant plus de 150 ans.
Et pourtant, redécouverte au seuil des Lumières, la Cymbale du monde sonne et résonne encore aujourd’hui (E pur si muove! aurait dit un autre auteur de dialogues de la fin de la Renaissance…). Des lectrices, des lecteurs comme vous, près de 500 ans plus tard, lisent, s’étonnent, rient et cherchent encore à entendre, à comprendre cet énigmatique petit livre imprimé. Le lien semble donc maintenu, le dialogue se poursuit. Vous en êtes la preuve vivante.
Évidemment, on ne parle pas ici d’un mouvement de masse. La lecture par quelques femmes et hommes de qualité de votre espèce d’un obscur livre imprimé à la Renaissance pourrait sembler de bien peu d’importance en ce moment de l’histoire où le raz-de-marée du numérique – explosion sans fin d’images, de sons, de textes, de mèmes, de vidéos, de jeux en 3D… sur des fils d’actualités gérés par des algorithmes, dans des réseaux et des environnements interactifs apparemment infinis – nous emporte toutes et tous vers un monde encore difficile à imaginer. Le lien maintenu avec l’humanisme semble ténu. Sauf que ce tout petit livre qui traverse les cultures orale, manuscrite, imprimée et maintenant numérique, cette combinaison hybride de matières savantes et populaires, sérieuses et comiques, éthiques et poétiques, humaines et trop humaines… semble garder vivante la flamme d’un humanisme humble et non triomphaliste, soucieux des un.e.s et des autres, des humains et des animaux, des faibles et des opprimé.e.s…
Cette petite cymbale semble même nous chuchoter à l’oreille que, peu importe la domination transitoire des puissants, le dogmatisme risible des rigides, la prétention des vaniteux, la bêtise des imbéciles, la violence des violents, bref peu importe les nuages noirs qui s’accumulent au-dessus de nos têtes (ou en nous), peu importe le fait que les prochaines années, les prochaines décennies peut-être même ne s’annoncent pas de tout repos, il restera toujours de petites étincelles de lumière, une résistance en forme d’espoir qui s’appuie sur l’amour et l’amitié, l’art et la poésie, la pensée (dialogique) et le rire, entre l’eau de la métamorphose perpétuelle et le feu du lien qui, peu importe le médium ou l’environnement technologique, continuera de nous éclairer de sa flamme vacillante mais puissante. Ces nouveaux médias, déjà plus si nouveaux, nous offrent peut-être même l’occasion de répandre ce feu à une échelle inimaginable auparavant, fût-ce une étincelle à la fois dans un ciel devenu ténébreux. Notre obscure édition numérique d’un texte peu connu de la Renaissance souhaite apporter sa minuscule contribution lumineuse à l’aube incandescente qui viendra peut-être un jour. Merci d’avoir soufflé sur les braises en lui prêtant un peu de votre précieuse attention.