LA CYMBALE DU MONDE
en français,
contenant quatre dialogues poétiquesAttention : l'adjectif « poétique » à l'époque ne réfère pas à la poésie. Il sert plutôt à désigner ce « qui est propre à la fiction » ou qui est « allégorique », c’est-à-dire qu’il ne faut pas lire le Cymbalum mundi au premier degré. Note complète,
fort antiques, joyeux et facétieux

LETTRE
Thomas du ClevierThomas Du Clevier paraît être une anagramme de Thomas « L'Incrédule ». Le « v » devrait cependant être un « n » pour que l'anagramme soit parfaite: on a pensé qu'il pourrait s'agir d'une erreur typographique sauf qu'on trouve la même graphie dans l'édition de Lyon. On a aussi fait l'hypothèse que l'auteur a voulu se protéger en évitant l'anagramme parfaite. Le prénom Thomas fait manifestement référence à l'apôtre « sceptique » qui, Note complète à son ami Pierre TryocanPierre Tryocan est une anagramme parfaite de Pierre Croyant... et un correspondant tout aussi parfait pour Thomas L'Incrédule étant donné la référence apparente à l'apôtre Pierre auquel Jésus aurait déclaré: "Et moi, je te dis que tu es Pierre, et que sur cette pierre je bâtirai mon Eglise (...)" (Évangile selon Matthieu, 16:18). Selon l'interprétation catholique de ce verset, Pierre serait le premier pape et donc le premier "chef des croyants". Note complète, Salut.
I
l y a environ huit ans, cher ami, que je t’ai promis de te traduire en français le petit traité que je t’avais montré : le Cymbalum mundi, contenant quatre dialogues poétiques, que j’ai trouvé dans une vieille bibliothèque d’un monastère qui est près de la cité de DabasDabas pourrait désigner la ville « d'en-bas », en référence à Lyon, scène apparente de ces dialogues. Précisons que Lyon a été la troisième ville en importance pour la production de livres imprimés en Europe au XVIe siècle (après Paris et Venise) et un haut lieu de rencontres de grandes figures littéraires comme l'auteur probable du Cymbalum mundi, Bonaventure Des Périers, ainsi que de nombreux autres auteurs importants de la Renaissance qui y ont Note complète. J’ai tant eu à faire de mes journées que je me suis acquitté de cette promesse du mieux que j’ai pu.
Si je ne te l’ai pas traduit mot à mot du latin, tu dois comprendre que je l’ai fait exprès afin de suivre, le plus qu’il me serait possible, les façons de parler qui sont en notre langue française. Tu t’en rendras facilement compte à la forme des jurons qui s’y trouvent : pour Me Hercule, Per Jovem, Dispeream, Aedepol, Per Styga, Pro Jupiter et autres semblables jurons latins, j’ai mis ceux dont usent nos bons gaillards, à savoir MorbieuMorbieu est un juron typique du moyen français où Dieu se voit remplacé par bieu, bleu, beu... Il s'agit donc d'une déformation et d'une atténuation de l'expression plus sacrilège mordieu (« Mort de Dieu »). Note complète, SambieuSambieu est une déformation de l'expression sandieu (« Sang de Dieu »). Ce juron prend un sens particulier quand Curtalius l'utilise au premier dialogue durant un débat avec Mercure sur la différence entre le vin des humains et le nectar des dieux qui fait manifestement référence aux controverses violentes de l'époque sur la signification du rituel de l'Eucharistie. Note complète, Je puisse mourir… pour mieux traduire et représenter l’émotion de celui qui parle plutôt que ses propres paroles.
Semblablement, j’ai mis vin de BeauneSitué dans la Côte-d'Or, Beaune est considéré encore aujourd'hui comme la capitale des vins de Bourgogne. Cette référence conforte l'hypothèse que ces dialogues se situent plus vraisemblablement à Lyon qu'à Athènes! Note complète pour vin de PhalerneLe vin de Falerne (ou Phalerne) est un vin de la région de Campanie très réputé dans l'empire romain. Note complète afin qu’il te semble plus familier et intelligible. J’ai aussi voulu relier Proteus à notre maître GoninMaître Gonin était un magicien célèbre dans la culture populaire pour son adresse et sa capacité proverbiale à jouer des tours. Note complète pour mieux te faire comprendre qui est ce ProtéeProtée est une divinité marine dans la mythologie grecque qui est connue principalement pour sa capacité à se métamorphoser, ainsi que pour son don de prophétie. Chez les alchimistes, il représente la matière philosophique première, le mercure qui peut se transformer en toute autre forme. Note complète. Quant aux chansons que chante CupidonÉquivalent romain du dieu grec Eros, Cupidon, fils de Mars et de Vénus, est évidemment le dieu de l'Amour, mais il pourrait aussi représenter ici le poète Clément Marot, auteur (entre autres!) du Temple de Cupido dédié au roi François Ier dès 1515. Note complète au troisième dialogue, il y avait dans le texte original des vers lyriques d’amourettes à la place desquels j’ai mieux aimé mettre des chansons de notre temps vu qu’elles seraient autant à propos que les vers lyriques latins qui, si je les avais traduits, n’auraient pas eu tant de grâceLa répétition du mot grâce trois fois dans la lettre-préface de ce livre, fût-ce dans des sens différents (en ce qui concerne soit l'écriture ou la religion), n'est sans doute pas un hasard au moment où la notion de grâce fait l'objet de féroces débats entre catholiques et protestants. Ces derniers accordent une importance beaucoup plus grande à celle-ci selon le principe augustinien, radicalisé par Martin Luther, de la sola gratia (cette idée selon Note complète selon moi.
Or, je t’envoie le texte tel qu’il est, mais à la condition que tu te retiennes d’en donner une copie à qui que ce soit afin qu’elle ne tombe pas entre les mains de ceux qui se mêlent de l’imprimerie, cet art qui a su apporter plusieurs commodités aux lettres jadis, mais qui – parce qu’il est maintenant trop commun – fait que ce qui est imprimé n’a plus autant de grâce et est moins estimé que s’il était demeuré en sa simple écriture, et ce, même si l’impression paraît nette et bien correcte. Je t’enverrai plusieurs autres bonnes choses si j’apprends que tu n’as pas trouvé celle-ci trop mauvaise.
À Dieu que je prie, mon cher ami, de te tenir en sa grâce et de te donner ce que ton petit cœur désire.
DIALOGUE I
Les personnages : MercurePersonnage principal de ces dialogues, Mercure, équivalent romain du Hermès grec, est d’abord le « messager » des dieux, mais il est aussi le dieu du commerce, des voyages, de la communication, de l’éloquence… ainsi que de la ruse, du mensonge et des voleurs! Il faut savoir cependant que plusieurs commentateurs pensent que ce dieu ici descendu sur terre pour faire relier le livre de son père Jupiter pourrait également représenter Jésus-Christ, ce qui donnerait évidemment une toute Note complète, ByrphanesLe nom de Byrphanes est constitué de racines grecques formant « roux » et « feu »; on le traduit donc par « boutefeu », « celui qui allume le feu ». Comme son compagnon Curtalius, et comme en témoigne son comportement, ce personnage semble représenter les institutions de répression souvent violentes et dogmatiques de l'Église catholique de l'époque... comme en témoignera d'ailleurs le sort tragique de celui qui a publié le Cymbalum mundi. Note complète, CurtaliusComme Byrphanes, ce personnage paraît être un représentant des agences de répression catholique. Par le biais du Curtis de l'ancien français, Curtalius pourrait faire référence à la Curia parlamenti , c'est-à-dire au Parlement de Paris. Le président du Parlement, Pierre Lizet, jouera un rôle majeur dans les procédures qui ont mené à l'arrestation du libraire Jean Morin et à la condamnation du Cymbalum mundi à la suite de la requête du roi François Ier. Note complète, L’HôtesseIl est moins évident de déterminer à qui ou à quoi ce personnage fait référence, mais le fait que l'hôtesse s'occupe du service du vin et qu'elle refuse de croire les promesses de Mercure a permis à certains commentateurs de l'associer aux prêtres de l'Église catholique qui assurent le service de la messe sans vraiment prêter foi aux pouvoirs de Celui qu'ils prétendent servir. Note complète.
MERCURE
Il est bien vrai qu’il m’a commandé que je lui fasse relier ce livrePrécisons qu'à l'époque, on achetait les feuilles imprimées d'un livre qu'on faisait ensuite relier à sa guise chez un relieur. Notons aussi que ces allusions aux aspects matériels du livre ont lieu en ouverture d'un dialogue dans lequel le rôle et la fiabilité du livre (ou du Livre avec une majuscule) et de l'écriture (ou des Écritures) font l'objet d'un regard satirique. Note complète à neuf, mais je ne sais pas s’il le veut relié avec des planchettes de bois ou de papier. Il ne m’a pas dit s’il le veut couvert de veau ou de velours. Je ne sais pas non plus s’il souhaite que je le fasse dorer et que je fasse changer les fers et les clous selon la mode actuelle. J’ai très peur que le livre ne soit pas relié à son goût. Il me met tant de pression et me donne tant de choses à faire d’un coup que j’en oublie l’une pour l’autre!
En plus, VénusDéesse de l'amour, Vénus (Aphrodite chez les Grecs) joue un rôle important dans ce livre, tout particulièrement au troisième dialogue dont elle est manifestement la divinité tutélaire. Note complète m’a commandé de dire je ne sais plus quoi aux jeunes femmes de Chypre au sujet de leur beau teint. Et JunonÉpouse (et sœur!) de Jupiter (comme Héra l'est de Zeus chez les Grecs), Junon est la reine des dieux. Elle symbolise la vie matrimoniale et l'amour conjugal (auquel son mari volage n'est pas toujours très fidèle). Note complète m’a chargé en passant de lui apporter quelque dorure, collier ou ceinture à la mode nouvelle, si j’en trouve là-bas. Et je sais bien que PallasPallas Athéna est une déesse grecque appelée Minerve dans la mythologie romaine (elle est appelée ainsi au troisième dialogue). Elle est la déesse des arts, des lettres, de la musique, de la philosophie, mais aussi de la guerre, de la stratégie et de l'industrie. Pallas est la déesse tutélaire d'Athènes comme Minerve l'est de Rome. Note complète me demandera si les poètes ont fait quelque chose de nouveau. Puis il me faut emmener à CharonDans la mythologie grecque, Charon est le nocher, c'est-à-dire celui qui prenait les âmes des morts dans sa barque pour traverser le fleuve infernal du Styx et les emmener aux Enfers. Note complète 37 âmes de coquins qui sont morts de langueurEn moyen français, la langueur peut désigner un "état d'affaiblissement et d'abattement dû à la tristesse, à la mélancolie, et particulièrement à la passion amoureuse". Note complète aujourd’hui dans les rues, 13 qui se sont entretués dans les cabarets, sans compter les 18 au bordel, ainsi que les 8 petits enfants que les vestalesDans la religion romaine, les vestales sont les prêtresses qui entretiennent le feu sacré de la déesse Vesta sauf que l'auteur semble utiliser le terme dans ces dialogues pour désigner les religieuses catholiques de son époque. Dans le premier dialogue, il évoque aussi le fait que les religieuses devaient parfois faire disparaître le fruit de leurs péchés si elles étaient tombées enceintes... Note complète ont étouffés et les 5 druidesComme pour les vestales, les druides ne font pas réellement référence ici à ces figures bien connues de la société celtique, mais plutôt aux prêtres de l'Église catholique possiblement condamnés à la folie ou au suicide à cause de leur vœu de chasteté. Note complète qui se sont laissés mourir de folie et de rage. Quand donc aurai-je fait toutes ces commissions?
Où relie-t-on le mieux? À AthènesPlusieurs indices laissent entendre que cette Athènes où prétend descendre Mercure au début du premier dialogue ressemble beaucoup à la ville de Lyon où a habité, pour un temps, l'auteur présumé de ce livre, Bonaventure Des Périers. À ce sujet, voir aussi la note sur le mot Dabas. Note complète, en Allemagne, à Venise ou à Rome? Il semble que c’est à Athènes. Il vaut mieux que j’y descende. Je passerai par la rue des OrfèvresIl y avait, au XVIe siècle, une rue des Orfèvres à Lyon, ville longtemps célèbre pour son orfèvrerie (particulièrement l'orfèvrerie religieuse). Note complète et la rue des MerciersLa rue Mercière à Lyon était connue comme la rue des marchands (de drap, de fourrures, des parchemins...), mais surtout, à partir du XVIe siècle, comme la rue des imprimeurs et des libraires. Note complète où je verrai s’il n’y a pas quelque chose pour ma dame Junon. Et puis, de là, je m’en irai chez les libraires chercher quelque chose de nouveau pour Pallas. Or, il importe surtout de m’assurer qu’on ne sache pas de quelle maison je suis, car, si les Athéniens ne surchargent les choses que deux fois ce qu’elles valent aux autres, ils voudraient me les vendre quatre fois le double du prix!
BYRPHANES
Que regardes-tu là mon compagnon?
CURTALIUS
Ce que je regarde? Je vois maintenant ce que j’ai tant de fois trouvé par écrit et que je ne pouvais croire.
BYRPHANES
Et que diable est-ce?
CURTALIUS
C’est Mercure, le messager des Dieux que j’ai vu descendre du ciel en terre!
BYRPHANES
Ô quelle rêverie… Il semble, pauvre homme, que tu as eu là un rêve éveillé. Viens, allons boire! Et ne pense plus à cette vaine illusion.
CURTALIUS
Par le corbieu, il n’y a rien de plus vrai, ce n’est pas une blague : il s’est posé là, et je crois qu’il passera tantôt par ici. Attendons un petit peu. Tiens, le vois-tu là?
BYRPHANES
Il n’en manque plus beaucoup pour que je croie ce que tu me dis vu que je le vois de mes propres yeux. Pardieu, voilà un homme accoutré comme les poètes nous décrivent Mercure! Je ne sais plus comment faire pour ne pas croireTout ce passage sur la fiabilité du témoignage visuel opposé au témoignage de l'écriture n'est pas innocent dans un dialogue où le livre de Jupiter (et donc la Bible?) constitue le thème central. L'opposition du témoignage des sens à l'autorité de l'écriture (ou des Écritures!) traverse tout le livre. N'oublions pas non plus que le soi-disant traducteur de ces dialogues s'appelle Thomas, l'apôtre qui refuse de croire à la résurrection du Christ même s'il Note complète que c’est bien lui.
CURTALIUS
Tais-toi. Voyons un peu ce qu’il adviendra. Il vient droit vers nous.
MERCURE
Dieu vous garde, compagnons. Vend-on du bon vin ici? Corbieu, j’ai une grande soif.
CURTALIUS
Monsieur, je pense qu’il n’y a pas de meilleur vin dans tout Athènes.
Et puis, monsieur, quelles sont les nouvellesL'intérêt pour les nouvelles revient à de nombreuses reprises dans les dialogues du Cymbalum mundi qui se moquent constamment de la curiosité des humains (et même de celle des dieux), de leur appétit insatiable pour les nouvelles, la nouveauté, l'inédit. Il n'est sans doute pas anodin non plus que Curtalius demande des nouvelles à Mercure, le messager des dieux et donc le porteur de nouvelles par excellence. Note complète?
MERCURE
Par mon âme, je n’en connais aucune. Je viens ici pour en apprendre.
Hôtesse! Faites venir du vin s’il vous plaît.
CURTALIUS (à Byrphanes)
Je t’assure que c’est Mercure et personne d’autre. Je le reconnais à son maintien. Et voilà quelque chose qu’il a apporté des cieux. Si nous valons quelque chose, nous découvrirons ce que c’est et le lui déroberons, tu peux me croire!
BYRPHANES
Ce serait pour nous une grande vertu et une gloire de voler non seulement un voleur, mais l’auteur de tous les volsN'oublions pas que Mercure est le dieu des voleurs (et du commerce!). Note complète, tel qu’il est!
CURTALIUS
Il laissera son paquet sur ce lit et s’en ira tantôt partout dans l’auberge pour voir s’il ne trouvera rien de laissé à découvert afin de s’en emparer et de le mettre dans sa poche. Pendant ce temps, nous verrons ce qu’il porte là.
BYRPHANES
Tu ne saurais mieux dire!
MERCURE
Le vin est-il arrivé? Compagnons, allons là dans cette pièce pour goûter ce vin.
CURTALIUS
Nous allions arrêter de boire. Toutefois, monsieur, nous serons contents de vous tenir compagnie et de boire encore avec vous.
MERCURE
Or, messieurs, en attendant que le vin arrive, je vais aller m’amuser un peu. Pendant ce temps, faites rincer des verres et apporter quelque chose à manger.
CURTALIUS (à Byrphanes)
Le vois-tu là, le coquin? Je connais ses façons de faire. Je veux qu’on me pende s’il revient avant d’avoir fouillé tous les recoins de l’auberge et fait main basse sur quelque chose de quelque façon que ce soit. Je t’assure bien qu’il ne reviendra pas de sitôt. Voyons pendant ce temps ce qu’il a ici et dérobons-le-lui aussi si nous le pouvons…
BYRPHANES
Dépêchons-nous donc pour qu’il ne nous prenne pas sur le fait.
CURTALIUS
Regarde ici, un livre.
BYRPHANES
Quel livre est-ce?
CURTALIUS (lit le titre en latin)
Ce livre contient :
- La chronique des choses mémorables accomplies par Jupiter avant même qu’il existe.
- Le registre des destins, c’est-à-dire le déroulement certain des événements à venir.
- Le catalogue des héros immortels qui auront une vie éternelle aux côtés de Jupiter.
VertubieuContraction et atténuation du juron « vertu de Dieu ». Note complète! Voici un beau livre, mon compagnon. Je crois qu’il ne s’en vend pas de semblable dans tout Athènes!
Sais-tu ce que nous ferons? Nous avons là un livre qui est du même volume et tout aussi grand. Va le chercher, puis mettons-le dans son sac au lieu de celui-ci et refermons le sac comme il était avant. Il ne s’en doutera jamais.
BYRPHANES
Par le corbieu, nous sommes riches : nous trouverons bien un libraire qui nous donnera dix mille écusL'écu est une pièce de monnaie française apparue au Moyen Âge, une autre indication que ce dialogue ne se déroule pas à Athènes. Note complète la copie! C’est le livre de Jupiter que Mercure est venu faire relier, je pense, car il tombe tout en morceaux de vieillesse.
Tiens, voilà ce livre dont tu parlais qui ne vaut guère mieux. Je te jure qu’à les voir, il n’y a pas une grande différence entre l’un et l’autre.
CURTALIUS
Voilà qui va bien. Le paquet est tout pareil comme il était. Il ne s’apercevra de rien.
MERCURE (de retour)
Allons, buvons compagnons! Je viens de visiter le présent logis qui me semble bien beau.
BYRPHANES
Le logis est beau, monsieur, pour ce qu’il contient.
MERCURE
Et puis, que dit-on de nouveau?
CURTALIUS
Nous n’en savons rien, monsieur, à moins d’en apprendre de vous.
MERCURE
Bien, je bois à vous, messieurs.
BYRPHANES
Monsieur, soyez très bienvenu. Nous allons vous imiter.
MERCURE
Quel est ce vin?
CURTALIUS
Un vin de Beaune.
MERCURE
Vin de Beaune? Corbieu, Jupiter ne boit pas de meilleur nectarLe nectar est la boisson des dieux dans la mythologie grecque. Tout ce passage sur le vin et le débat violent qu'il suscite paraît faire allusion aux débats féroces entre catholiques et protestants à l'époque sur la transubstantiation et la consubstantiation, c'est-à-dire sur la signification (concrète ou plus symbolique) que l'on devait donner à l'Eucharistie dans les rituels chrétiens. Le vin devient-il vraiment le sang du Christ (transubstantiation) ou est-il seulement « coprésent » Note complète!
BYRPHANES
Le vin est bon, mais il ne faut pas comparer le vin de ce monde au nectar de Jupiter.
MERCURE
Je renybieuContraction et déformation du juron « Je renie Dieu », une expression qui devient évidemment lourde de sens si Mercure représente ici Jésus-Christ! Note complète, Jupiter ne se fait point servir de meilleur nectar.
CURTALIUS
Faites bien attention à ce que vous dites, car vous blasphémez grandement. Et je dis que vous n’êtes pas homme de bien si vous voulez soutenir cela, par le sambieu!
MERCURE
Mon ami, ne vous mettez pas tant en colère : j’ai goûté aux deux et je vous dis que celui-ci vaut mieux…
CURTALIUS
Monsieur, je ne me mets pas en colère et je n’ai pas non plus bu de nectar comme vous dites avoir fait, mais nous croyons ce qu’il en est écrit et ce que l’on en dit. Vous ne devez pas comparer un vin quelconque issu de ce monde au nectar de Jupiter : vous ne seriez pas soutenu en cette cause!
MERCURE
Je ne sais comment vous le croyez, mais il en est ainsi, comme je vous le dis.
CURTALIUS
Je puisse mourir de mal mortLa « mal mort » (ou malemort) est une mort tragique, violente (par opposition à une mort « naturelle »). Note complète, Monsieur (et pardonnez-moi s’il vous plaît), mais si vous voulez maintenir cette opinion, je vous ferai mettre dans un lieu où vous ne verrez pas vos piedsCurtalius menace ici d'emprisonner Mercure dans un sombre cachot. Note complète pendant trois mois tant pour cela que pour quelque chose d’autre que vous ne pensez pas que je sais!
(À Byrphanes : Écoute mon compagnon, il a dérobé je ne sais quoi là-haut dans la chambre, par le corbieu, il n’y a rien de plus vrai!)
Je ne sais qui vous êtes, mais ce n’est pas bien pour vous de tenir de tels propos. Vous pourriez bien vous en repentir, ainsi que d’une autre chose que vous avez faite il n’y a pas longtemps. Sortez d’ici rapidement, par la morbieu, car si je sors en premier, ce sera à vos dépens! Je vous amènerai des gensOn voit bien dans ce passage que Byrphanes et Curtalius sont associés aux instances de répression catholiques qui utilisaient des méthodes de torture (ou de mise à mort) plutôt violentes à l'époque. Le libraire et imprimeur de l'édition parisienne du Cymbalum mundi, Jean Morin, lui, après avoir échappé au bûcher (contrairement à son associé Jean De La Garde) sera condamné à une peine plus clémente : il doit être mené devant l'église Notre-Dame-de Paris pour Note complète de telle nature qu’il vaudrait mieux que vous ayez eu affaire à tous les diables de l’enfer qu’au moindre d’entre eux…
BYRPHANES
Monsieur, il dit vrai : vous ne devez pas ainsi vilainement blasphémer. Et, faites attention, vous pouvez vous fier à mon compagnon. Par le corbieu, il ne vous promet rien qu’il ne fera pas si vous lui échauffez un peu le poil!
MERCURE
C’est pitoyable d’avoir affaire aux hommes. Que le grand diable ait part à l’heure où mon père Jupiter me donna la tâche de trafiquer et de converser avec les humains!
Hôtesse, tenez, payez-vous. Prenez-là ce qu’il vous faut.
Eh bien, êtes-vous contente?
L’HÔTESSE
Oui, monsieur.
MERCURE
Madame, venez que je vous dise un mot à l’oreille, s’il vous plaît. Savez-vous comment s’appellent les deux compagnons qui ont bu avec moi là-bas?
L’HÔTESSE
L’un s’appelle Byrphanes et l’autre, Curtalius.
MERCURE
C’est assez. À Dieu, madame! Mais, pour le plaisir que vous m’avez fait tant de m’avoir donné du si bon vin que de m’avoir dit le nom de ces méchants, je vous promets et assure que votre vie sera allongée de cinquante ans, en bonne santé et joyeuse liberté, bien au-delà de l’institution et de l’ordonnance de mes cousines, les DestinéesLes Destinées (appelées Moires dans la mythologie grecque et Parques dans la mythologie romaine) sont les trois divinités qui décident, comme on s'en doutera, du destin de tout un chacun. Note complète.
L’HÔTESSE
Vous me promettez des merveilles, monsieur, pour un rien. Mais je ne peux le croire parce que je suis bien sûre que cela ne pourrait jamais advenir. Je crois que vous le voudriez bien, et moi aussi, car je serais bien heureuse de vivre si longuement en cet état que vous me dites. Mais il n’en sera rien pourtant.
MERCURE
C’est ce que vous dites? Ah! Vous en riez et vous vous en moquez? Non, vous ne vivrez vraiment pas tant alors et vous serez toute la durée de votre vie en servitude et malade toutes les lunesMercure condamne cette serveuse à être en servitude et à avoir... des menstruations, ce qui laisse entendre que ce dieu n'a peut-être pas tant de pouvoir. Note complète jusqu’au sang! Or, je vois bien que la méchanceté des femmes dépassera celle des hommes. Certainement, il n’en sera rien puisque vous n’avez pas voulu me croire. Vous n’aurez jamais d’autre hôte (quelque plaisir que vous lui ayez fait) qui vous paie de si riches promesses!
Voilà de dangereux brigands. TudieuAbréviation du juron « Par la vertu de Dieu ». Note complète, je n’ai jamais eu une plus grande peur, car je crois qu’ils m’ont bien vu prendre cette petite image d’argentIl n'est pas évident de déterminer à quoi fait allusion cette « image d'argent » trouvée par Mercure sur un buffet mais, étant donné le contexte du dialogue qui parle de service du vin et qui semble faire allusion à l'Eucharistie, il pourrait s'agir d'un objet d'orfèvrerie religieuse qui se trouve sur un autel : rappelons aussi que Mercure a dit au début de ce dialogue qu'il devait aller chercher quelque chose sur la Note complète qui était sur le buffet en haut et que j’ai dérobée pour en faire présent à mon cousin GanymèdeDans la mythologie grecque, Ganymède est un mortel connu pour sa beauté. Enlevé par Zeus qui en fait son amant, il devient l'échanson des dieux, c'est-à-dire celui qui fait le service des boissons et donc du nectar des dieux. Note complète qui me donne toujours ce qui reste dans la coupe de Jupiter après qu’il a pris son nectar. C’était ce dont ils parlaient ensemble. S’ils m’avaient pris une seule fois, j’aurais été déshonoré, moi et toute ma lignée céleste! Mais si jamais ils me tombent entre les mains, je recommanderai à Charon qu’il les fasse un peu attendre sur le rivage du fleuve de l’enfer et qu’il ne les fasse pas passer avant trois mille ans. Et je vous jouerai encore un bon tour, messieurs Byrphanes et Curtalius, car, avant de rendre le livre d’immortalité – que je vais faire relier – à mon père Jupiter, j’en effacerai vos beaux noms si je les y trouve écrits ainsi que celui de votre belle hôtesse qui est si dédaigneuse qu’elle ne veut pas croire ni accepter qu’on lui fasse du bien.
CURTALIUS
Par mon âme, nous lui en avons bien fait croire! C’est ainsi qu’il fallait procéder, Byrphanes, afin de lui faire vider les lieux. C’est Mercure lui-même sans aucun doute.
BYRPHANES
C’est lui, personne d’autre, vraiment! Voilà le plus heureux vol qui a jamais été fait, car nous avons dérobé le prince et patron des voleurs, ce qui est un acte digne de mémoire immortelle, et nous sommes entrés en possession d’un livre dont il n’y a point de semblable au monde!
CURTALIUS
La supercherie est bonne, vu qu’au lieu de son livre, nous lui en avons mis un qui parle de bien d’autres matières… Je ne crains qu’une chose : c’est que, si Jupiter le voit et qu’il trouve son livre perdu, il foudroie et abîme tout ce pauvre monde ici – qui n’a rien à y voir – pour la punition de notre forfait. Il ne s’en faudrait pas de beaucoup, car il est assez tempétueux quand il s’y met. Mais je te dirai ce que nous ferons : étant donné que je pense qu’il n’y a rien qui est contenu dans ce livre qui ne se réalise et qu’il n’y a rien qui se réalise qui n’y est contenu, nous regarderons si notre vol n’y est pas prédit et pronostiquéMercure reviendra plus tard sur le paradoxe de ce livre qui aurait dû prévoir qu'il serait lui-même volé! Il y a aussi une possible allusion ici aux très populaires pronostications que publiaient les astrologues et divers charlatans à l'époque, un genre de publication dont s'est moqué (comme Rabelais!) l'auteur probable de ces dialogues, Bonaventure Des Périers, en en publiant une parodie la même année que le Cymbalum mundi: La prognostication des prognostications non seulement de Note complète, et s’il ne dit pas que nous le rendrons un jour, de manière à ce que nous soyons plus assurés du fait.
BYRPHANES
Si notre vol y est, nous le trouverons en cet endroit dont le titre est Faits et événements de l’année…
CURTALIUS
Attention! Cache ce livre, car j’entends ArdelioAprès sa brève apparition à la fin du premier dialogue, Ardelio revient plus longuement à la fin du troisième dialogue. On trouve le mot « ardalio » chez le poète romain Martial pour désigner quelqu'un qui se mêle de tout. Le mot en latin peut désigner un personnage « brouillon », un « faiseur d'embarras » (Gaffiot, Dictionnaire latin-français abrégé). Et ce personnage comique semble effectivement jouer le rôle du « curieux » trouble-fête et opportuniste. Note complète qui vient et qui voudrait le voir.
Nous le regarderons plus longuement une autre fois tout à loisir.
DIALOGUE II
Les personnages : TrigabusTrigabus — le « triple gabeur » c'est-à-dire le « triple moqueur » — incarne le personnage satirique par excellence qui se rit ici des philosophes. Il a été rapproché du personnage de Ménippe, inspiré du philosophe cynique du même nom, que met en scène le satiriste gréco-syrien Lucien de Samosate du IIe siècle qui a beaucoup influencé l'auteur de ses dialogues (et de nombreux autres auteurs de l'époque, tel Rabelais qu'on a souvent appelé le « Lucien français »). Tel Ménippe, Trigabus Note complète, Mercure, RhetulusRhetulus est une anagramme de Lutherus et désigne Martin Luther, le plus célèbre des théologiens protestants, celui qu'on présente généralement comme le déclencheur de la Réforme (qu'on fait souvent commencer avec le moment où Luther aurait cloué ses fameuses 95 thèses sur la porte d'une église de Wittemberg, le 31 octobre 1517, 20 ans donc avant la publication de ce livre). Luther est présenté ici comme un charlatan avide de gloire et d'argent. Note complète, CubercusCubercus est une anagramme de Bucerus, le nom latin de Martin Bucer, un théologien protestant alsacien moins connu aujourd'hui mais célèbre à l'époque. Il est connu surtout pour avoir essayé toute sa vie, sans succès, de réconcilier les théologiens protestants querelleurs (tels Luther et Zwingli) comme ici, dans le deuxième dialogue, où il tente, toujours sans succès, de calmer le jeu dans la querelle entre Rhetulus et Drarig. Note complète, DrarigDrarig est une anagramme de Girard et pourrait donc désigner Gérard Roussel, un membre important du cercle de Meaux qui est connu pour avoir introduit les idées évangéliques (critiques de l'orthodoxie catholique) que certains considèrent comme un prélude à la Réforme en France. Plusieurs commentateurs prétendent cependant que ce même Drarig représente plutôt le célèbre Érasme de Rotterdam, le grand humaniste des Pays-Bas dont le nom à la naissance aurait été Gerrit ou Gerrits, c'est-à-dire Gerardus en latin (donc Note complète.
TRIGABUS
Je puisse mourir, Mercure, si tu es autre chose qu’un abuseur! Peu m’importe que tu sois trois fois fils de Jupiter, je te le dis, tu es un rusé valet. Te souviens-tu du bon tour que tu as fait? Tu n’es jamais revenu ici depuis? Tu les as bien eus, nos rêveurs de philosophes!
MERCURE
Comment donc?
TRIGABUS
Comment? Mais quand tu leur as dit que tu avais la pierre philosophaleLa découverte de la pierre philosophale est l'objectif ultime du « grand œuvre » des alchimistes (comme le célèbre Paracelse, contemporain de l'auteur de ce livre). Dans le deuxième dialogue cependant, cette pierre aux pouvoirs magiques (qui devait permettre de transmuter les métaux en or, de guérir tous les maux, de prolonger la vie...) semble symboliser plutôt la Parole du Christ que s'approprient et que prétendent posséder ces « philosophes », c'est-à-dire en fait les théologiens protestants Note complète et que tu leur as montré cette pierre pour laquelle ils sont encore en grande peine. Ils t’ont tant importuné avec leurs prières que, comme tu ne savais à qui la donner tout entière, tu en es venu à la briser et à la mettre en poudre, puis tu l’as répandue dans l’arène du théâtreLe recours à l'image de l'arène d'un théâtre évoque la métaphore bien connue du theatrum mundi, qui deviendra omniprésente à l'âge baroque, mais dont les origines remontent à l'Antiquité. Comme l'exprime bien la célèbre citation shakespearienne (All the world is a stage...) de la pièce As you like it, il s'agit de comparer le monde à une scène où chacun et chacune joue un rôle auquel il ou elle doit rester fidèle. Cette métaphore Note complète où ils étaient en train de se disputer (comme ils en ont l’habitude!) afin que chacun d’entre eux en ait un petit peu. Tu leur as dit de bien chercher et que, s’ils réussissaient à récupérer une parcelle, aussi petite soit-elle, de cette pierre, ils feraient des merveilles : transmuteraient les métaux, rompraient les barres des portes ouvertesComme le montre cette expression et les exemples qui suivent, cette pierre n'aurait aucun pouvoir réel, ce qui pourrait évidemment être lourd de sens si la pierre philosophale représente ici le texte de la Bible ou la Parole du Christ (à moins que la satire, comme l'ont prétendu certains commentateurs, ne vise que l'usage et les interprétations que font les théologiens protestants du message chrétien). Note complète, guériraient ceux qui ne sont pas malades, interpréteraient le langage des oiseaux, obtiendraient facilement tout ce qu’ils voudraient des dieux… pourvu que ce soit une chose admise qui devait advenir comme la pluie après le beau temps, les fleurs et la vapeur du soleil couchant au printemps, la chaleur et la poussière en été, les fruits en automne, le froid et la boue en hiver, bref qu’ils pourraient faire toute chose et plusieurs autres encore! Vraiment, ils n’ont cessé depuis ce temps de fouiller et de remuer le sable du théâtre où ils s’imaginaient en trouver des pièces. C’est tout un passe-temps que de les voir examiner le sable. On dirait de petits enfants qui jouent à se jeter de la poudre aux yeux quand ils n’en viennent pas à se battre!
MERCURE
Eh bien, n’y en a-t-il pas un qui en ait trouvé quelque pièce?
TRIGABUS
Pas un seul, de par le diable! Mais il n’y en a pas un qui ne se vante pas d’en avoir une grande quantité, tellement que si tout ce qu’ils en montrent était recueilli ensemble, cette pierre serait dix fois plus grosseCette affirmation rappelle les critiques faites à l'époque au culte des reliques, comme celles de la Sainte Croix dont plusieurs églises et institutions religieuses prétendaient détenir un morceau, ce dont Jean Calvin (entre autres!) se moquera dans son Traité des reliques publié en 1543, six ans après le Cymbalum mundi: "Si on voulait ramasser tout ce qui s'est trouvé [de pièces de la vraie croix], il y en aurait la charge d'un bon grand Note complète que la pierre tout entière!
MERCURE
Il se pourrait bien qu’à la place des pièces de cette pierre philosophale, ils aient choisi du sable dans le sable lui-même. Et il n’y aurait pas beaucoup à faire, car il est bien difficile de distinguer les morceaux de la pierre des grains de sable étant donné qu’il n’y a comme pas de différence.
TRIGABUS
Je ne sais pas, mais j’en ai vu plusieurs affirmer qu’ils en avaient trouvé de la vraie, puis se mettre à douter peu après si c’en était vraiment et, finalement, jeter là toutes les pièces qu’ils en avaient pour se mettre à en chercher d’autres. Puis de nouveau, après en avoir bien ramassé, ils ne pouvaient assurer ni persuader que c’en était vraiment, tellement que jamais on n’a vu un tel jeu, de si plaisants ébats, ni une si noble comédie que celle-ci. Corbieu! Tu nous les as bien mis au travail, nos veaux de philosophes!
MERCURE
N’est-ce pas?
TRIGABUS
Sambieu! Je voudrais que tu aies vu un peu le divertissement, comment ils se battent entre eux par terre et comment ils s’ôtent des mains l’un de l’autre les miettes de sable qu’ils trouvent, comment ils grimacent quand ils viennent à comparer ce qu’ils en ont trouvé. L’un se vante qu’il en a plus que son compagnon, l’autre lui dit que ce n’est pas de la vraie. L’un veut enseigner aux autres comment il faut faire pour en trouver même s’il ne peut en trouver lui-même. L’autre lui répond qu’il le sait aussi bien et même mieux que lui. L’un dit que, pour en trouver, il faut se vêtir en rouge et vert. L’autre dit qu’il vaudrait mieux être vêtu de jaune et de bleu. L’un est d’avis qu’il ne faut manger que six fois par jour avec une certaine diète. L’autre soutient que coucher avec les femmes n’est pas bon. L’un dit qu’il faut au contraire se faire aller la chandelleCette jolie expression qui désigne l'acte sexuel fait référence à une des particularités les plus controversées des nouvelles églises protestantes qui permettaient à leurs officiants de se marier et d'avoir des enfants contrairement à l'Église catholique qui exigeait toujours (et exige encore aujourd'hui) le vœu de chasteté. Tout ce passage fait allusion aux nombreux débats entre les différentes dénominations protestantes (luthéranisme, anglicanisme, calvinisme, zwinglisme...) qui, bien qu'elles partagent plusieurs principes (tel le refus de Note complète, et ce, même en plein jour! L’autre dit le contraire. Ils crient, ils se démènent, ils s’injurient et Dieu sait les procès criminels qui en résultent tellement qu’il n’y a cour, rue, temple, fontaine, four, moulin, place, cabaret, ni bordel qui ne soient plein de leurs paroles, bavardages, disputes, sectes et envies! Et il y en a certains d’entre eux qui sont si arrogants et opiniâtres que, étant donné la grande conviction qu’ils ont que le sable choisi par eux est de la vraie pierre philosophale, promettent de rendre raison et de juger de tout : des cieux, des Champs ÉlyséesDans la mythologie grecque et romaine, les Champs Élysées désignent la région des Enfers qui accueille les âmes vertueuses. Note complète, du vice, de la vertu, de la vie, de la mort, de la paix, de la guerre, du passé, de l’avenir, de toutes choses et de plusieurs autres encore, tellement qu’il n’y a rien en ce monde sur quoi il ne faut qu’ils tiennent leurs propos, et ce, jusque sur les petits chiens des garces des druidesUne allusion apparente aux enfants nés des relations sexuelles des prêtres. Note complète et les poupées de leurs petits enfants. Il est bien vrai qu’il y en a quelques-uns, ai-je entendu dire, qui auraient, estime-t-on, trouvé de vraies pièces de la pierre, mais celles-ci n’ont aucune vertu ni propriété sinon qu’elles ont transformé des hommes en cigales qui ne font autre chose que de caqueterL'idée que cette pierre ne suscite en fait que des discours, des paroles, du bavardage, etc. court tout au long de ce dialogue où le rôle central est joué par le dieu de l'éloquence (et du mensonge). Note complète jusqu’à la mort, d’autres en perroquets injurieux ne comprenant pas ce qu’ils jargonnent et d’autres en ânes propres à porter de grosses charges et capables d’endurer nombre de coups de bâtons. Bref, c’est le plus beau passe-temps et la plus joyeuse risée que de considérer cette façon de faire que jamais l’on n’a vu et dont jamais l’on n’a entendu parler!
MERCURE
Vraiment?
TRIGABUS
Certainement, par le corbieu! Si tu ne veux pas me croire, viens, je t’emmènerai au théâtre où tu verras ce mystèreAllusion possible au genre théâtral médiéval du mystère joué souvent sur les parvis des Églises et qui avait souvent recours au surnaturel et à la fantaisie pour représenter des scènes bibliques ou des histoires des saints. Note complète et en riras tout ton saoul.
MERCURE
Très bien dit, allons-y! Mais j’ai bien peur qu’ils me reconnaissent…
TRIGABUS
Retire ta vergeLa verge de Mercure, aussi appelée caducée, est une baguette (de laurier ou d'olivier) surmontée de deux ailes et autour de laquelle s'enlacent deux serpents qui lui aurait été donnée par Apollon. Cet attribut mythologique du dieu Hermès-Mercure ne doit pas être confondu avec le bâton d'Esculape, symbole de la médecine. Note complète, tes talairesLes talaires sont les ailes que porte Mercure aux talons. Note complète et ton chapeau. Ils ne te reconnaîtront jamais ainsi.
MERCURE
Non, non, je ferai bien mieux : je m’en vais changer mon visage en une autre formeLe thème de la métamorphose (et des Métamorphoses d'Ovide et peut-être aussi d'Apulée) revient tout au long de ces dialogues. Note complète. Regarde-moi bien le visage pour voir ce que je deviendrai.
TRIGABUS
Vertubieu! Qu’est donc ceci? Quel Protée ou Maître Gonin es-tu? Comment as-tu changé ainsi de visage? Alors que tu étais un beau jeune garçon, tu t’es fait devenir un vieillard tout gris! Ah! Je comprends maintenant d’où cela vient : c’est par le pouvoir des mots que je t’ai vu marmonner entre tes lèvres pendant ce temps. Mais, par le corbieu, il faut que tu m’en montres la science sinon tu ne seras pas mon ami! Je paierai tout ce que tu voudras. S’il advenait que je sache cela un jour et que je puisse prendre le visage que je voudrais, je ferai tant de choses qu’on parlera de moi! Je ne te laisserai jamais tant que tu ne me l’auras pas enseigné. Je te supplie, Mercure, mon ami, apprends-moi les paroles qu’il faut dire, afin que je tienne ce pouvoir de toi.
MERCURE
Vraiment, je le veux bien parce que tu es un bon compagnon. Je te l’enseignerai avant de te quitter. Allons d’abord aux arènes, puis je te le dirai après.
TRIGABUS
Bien, je me fie à ta parole! Vois-tu celui-là qui se promène si brusquement? Je voudrais que tu l’entendes un peu raisonner : tu ne vis jamais dans ta vie de plus amusant sot de philosophe. Il montre je ne sais quel petit grain de sable et jure, sur ses bons dieux, que c’est de la vraie pierre philosophale et même qu’elle serait venue de son cœur. Tiens, regarde là comment il tourne les yeux dans la tête? N’est-il pas content de sa personne? Vois-tu comment il n’estime rien au monde d’aussi valable que lui-même?
MERCURE
En voilà un autre qui n’est pas moins rébarbatif que lui. Approchons-nous un peu pour voir les mines qu’ils feront entre eux et entendre les propos qu’ils tiendront.
TRIGABUS
Bien dit!
RHETULUS
Vous avez beau chercher messieurs, c’est moi qui ai trouvé la fève du gâteauCette allusion à la tradition de la fête de l'Épiphanie a amené certains commentateurs à situer les quatre dialogues à des moments précis de l'année liés à des fêtes païennes ou chrétiennes importantes. Au troisième dialogue, par exemple, Mercure dit qu'il était descendu faire relier le livre de son père (au premier dialogue donc), la veille des Bacchanales, une fête païenne qu'on associe à la période du carnaval (célébré, à l'époque, entre l'Épiphanie et Note complète!
CUBERCUS
Mon ami, ne vous glorifiez pas tant. La pierre philosophale est de telle propriété qu’elle perd sa vertu si l’homme se vante trop après qu’il en a trouvé des pièces. Je pense bien que vous en avez, mais acceptez que les autres en cherchent et en aient aussi bien que vous si cela leur est possible. Mercure qui nous l’a donnée ne souhaite pas que nous usions de ces reproches entre nous, mais veut que nous nous entraimions les uns les autresAllusions évidente au commandement du Christ dans l'Évangile de Jean : « Aimez-vous les uns les autres. » (Jn 13:34) Note complète comme des frères, car il ne nous a pas mis en quête d’une si noble et divine chose pour semer la discorde, mais plutôt la concorde. Toutefois, à ce que je vois, nous faisons tout le contraire!
RHETULUS
Vous avez beau dire, ce n’est que du sable tout ce que vous autres avez amassé.
DRARIG
Vous mentez par la gorge! En voilà une pièce qui est de la vraie pierre philosophale, meilleure que la vôtre.
RHETULUS
N’as-tu point honte de présenter cela pour de la pierre philosophale? N’es-tu pas capable de voir que ce n’est que du sable? Pfff, pfff! Laisse cela!
DRARIG
Pourquoi me l’as-tu fait échapper? Elle sera perdue! Que je puisse mourir de mal rage : si j’étais homme de guerre ou que j’avais une épée, je te tuerais tout raide sans jamais bouger de la place. Comment sera-t-il possible que je puisse la trouver maintenant? J’avais pris tant de peine à la chercher, et ce méchant, ce maudit abominable, me l’a fait perdre.
RHETULUS
Tu n’as pas perdu grand-chose, ne t’en fais pas.
DRARIG
Grand-chose? Il n’y a pas un trésor en ce monde pour lequel j’aurais voulu l’échanger. Que les FuriesDans la mythologie romaine, les Furies (les Érynies chez les Grecs) sont les trois divinités vengeresses qui se chargent de punir ceux qui font le mal. Note complète vengeresses puissent te tourmenter! Ô traître envieux que tu es, ne pouvais-tu me nuire autrement qu’en me faisant perdre en un moment tous mes labeurs depuis trente ans? Je m’en vengerai, aussi tard soit-il.
CUBERCUS
J’en ai quinze ou seize pièces parmi lesquelles je suis bien assuré qu’il y en a quatre (au moins) qui sont de la plus vraie qu’il soit possible de trouver.
TRIGABUS
Or, messieurs, dites-nous s’il vous plaît ce que vous autres philosophes cherchez autant tous les jours dans le sable de ce théâtre?
CUBERCUS
Pourquoi le demandez-vous? Ne savez-vous pas que nous cherchons des pièces de la pierre philosophale que Mercure a mis en poudre jadis et qu’il a répandu en ce lieu?
TRIGABUS
Et pour quoi faire voulez-vous ces pièces?
CUBERCUS
Pour quoi faire, bon dieu! Pour transformer les métaux, pour faire tout ce que nous voudrions et obtenir tout ce que nous demanderions aux dieux.
MERCURE
Est-ce bien possible?
CUBERCUS
Si c’est possible? En doutez-vous?
MERCURE
Certainement j’en doute, car vous – qui avez dit auparavant que vous aviez au moins quatre pièces de la vraie pierre – pourriez bien faire par le moyen d’une seule (si vous ne voulez pas toutes les employer) que votre compagnon puisse facilement récupérer la sienne, celle que l’autre lui a fait perdre, ce dont il est à demi enragé. Quant à moi qui n’ai point d’argent, je vous prierais volontiers que ce soit votre bon plaisir de me convertir en écus les quinze livres de monnaie (pas plus) que j’ai dans ma bourse. Vous n’auriez rien à y perdre : il ne vous en coûterait que votre bon vouloir ou votre parole, du moins si ces pièces que vous avez ont autant d’efficacité que vous le dites.
CUBERCUS
Je vous dirai, monsieur, qu’il ne faut pas le prendre ainsi : vous devez comprendre qu’il n’est plus possible que la pierre ait encore autant de vertu que jadis quand elle venait tout juste d’être brisée par Mercure parce qu’elle s’est tout éventée depuis le temps qu’il l’a répandue dans le théâtre. Et j’insiste sur un point : qu’il n’est jamais nécessaire qu’elle montre sa valeur même s’il s’avérait qu’elle l’avait encore, d’autant que Mercure peut lui soustraire et restituer sa vertu comme il lui plaît.
MERCURE
Il n’est jamais nécessaire d’en montrer la valeur, dites-vous? Et pourquoi donc vous cassez-vous la tête, les yeux et les reins à la chercher avec tant d’obstination?
RHETULUS
Non, non, ne dites pas cela, car la pierre est aussi vertueuse et puissante que jamais, et ce, malgré le fait qu’elle soit éventée comme vous dites. Si ce que vous en avez ne montre pas une quelconque vertu par son action et son effet, c’est bien là le signe que ce n’en est pas de la vraie! À l’égard de ce que j’en possède, je vous avertis bien que j’en fais ce que je veux, car non seulement je transmue les métaux comme l’or en plomb (euh… je veux dire le plomb en or), mais j’utilise aussi son pouvoir de transformation sur les hommes quand en transmuant leurs opinions, bien plus dures que tout métal, je les amène à vivre d’une autre façon : à ceux qui n’osaient auparavant même regarder les vestales, je fais trouver bon maintenant de coucher avec elles; ceux qui avaient l’habitude de s’habiller à la bohémienne, je les fais s’accoutrer à la turque; ceux qui allaient avant à cheval, je les fais trotter à pied; ceux qui avaient coutume de donner, je les contrains à demander. Et même que je fais bien mieux, car je fais parler de moi dans toute la Grèce, tellement qu’il y en a plusieurs qui soutiendront jusqu’à la mort envers et contre tous que j’ai de la vraie pierre! Et c’est sans compter plusieurs autres belles choses que je fais par le moyen de ses pièces qui seraient trop longues à raconter. Or donc, cher homme, que penses-tu donc maintenant de nos philosophes?
MERCURE
Il me semble qu’ils ne sont guère sages, monsieur, et vous non plus.
RHETULUS
Pour quelle raison?
MERCURE
De tant travailler et débattre pour trouver et choisir dans le sable de si petites pièces d’une pierre mise en poudre, et de perdre ainsi leur temps en ce monde sans rien faire d’autre que de chercher ce qu’il n’est pas, semble-t-il, possible de trouver et qui ne s’y trouve peut-être même pas! Et puis n’avez-vous pas dit que c’était Mercure qui l’avait brisée et répandue dans le théâtre?
RHETULUS
C’était Mercure en effet.
MERCURE
Ô pauvres gens! Vous fiez-vous vraiment à Mercure, le grand auteur de tout abus et de toute tromperie? Ne savez-vous pas qu’il n’est que paroles et que, par ses belles raisons et persuasions, il vous ferait prendre des vessies pour des lanternes et des poils d’airain pour des nuées? N’avez-vous pas songé qu’il vous a peut-être donné quelque pierre des champs ou même du sable, puis qu’il vous a fait croire que c’était de la pierre philosophale pour se moquer de vous et se divertir de vos travaux, comme des colères et des débats qu’il vous voit avoir quand vous croyez trouver cette chose qui n’est point?
RHETULUS
Ne dites pas cela, monsieur, car c’était de la pierre philosophale sans doute aucun : on en a trouvé des pièces et on l’a vu à certaines expériences.
MERCURE
Vous le dites, mais j’en doute, car il me semble que, si c’était vrai, vous feriez des choses bien plus merveilleuses vu les propriétés que vous dites qu’elle a. En tant que gens de bonne volonté que vous êtes, vous pourriez notamment faire devenir riches tous les pauvres ou, à tout le moins, leur faire avoir tout ce qui leur est nécessaire, sans qu’ils aient à mendier.
RHETULUS
On a besoin de gens dans le besoinTout ce passage du dialogue entre Rhetulus-Luther et Mercure cherche à démontrer que la réforme luthérienne ne change rien (et ne souhaite peut-être même rien changer!) à l'ordre du monde. Note complète dans le monde car, si tous étaient riches, l’on ne trouverait pas à qui donner pour exercer la belle vertu de générosité.
MERCURE
Vous pourriez trouver aisément les choses perdues et sauriez résoudre les questions dont les hommes doutent afin de les mettre d’accord selon la vérité qui vous serait bien connue.
RHETULUS
Et que diraient les juges, avocats et enquêteurs? Que feraient-ils de tous leurs codes, recueils de lois, pandectes et digestesLe Digeste (pandectes en grec) était à l'origine une compilation des consultations des jurisconsultes romains effectuée sous l'empereur Justinien. Les mots digestes et pandectes en sont venus plus tard à désigner divers types d'ouvrages juridiques pouvant contenir des lois, des normes ou des citations de jurisconsultes. L'imprimerie a permis de multiplier les éditions de ce genre d'ouvrages spécialisés. Note complète qui sont choses si honnêtes et utiles?
MERCURE
Quand il y aurait quelqu’un de malade et qu’on vous appellerait, vous n’auriez qu’à mettre une petite pièce de cette pierre philosophale sur le patient et il serait guéri instantanément!
RHETULUS
Et à quoi serviraient les médecins et apothicaires, ainsi que leurs beaux livres de Galien, d’Avicenne, d’Hippocrate, d’ÉgineGalien, Hippocrate, Avicenne et Paul d'Égine étaient les médecins et auteurs de traités médicaux les plus célèbres de l'Antiquité et du Moyen Âge (les deux premiers surtout) qui inspiraient encore à l'époque la médecine dite galénique fondée, entre autres, sur la théorie des humeurs. Note complète et d’autres encore qui leur ont tant coûté? Et puis, par de tels moyens, tout le monde voudrait toujours guérir de toutes les maladies et jamais personne ne voudrait mourir, ce qui serait une chose bien trop déraisonnable!
TRIGABUS
En voilà un qui semble avoir trouvé quelque chose. Regardez comment les autres y accourent tout plein d’envie et se mettent à chercher dans le même lieu!
RHETULUS
Ils font bien de chercher, car ce qui n’est pas trouvé sera trouvé.
MERCURE
Bien entendu. Mais, depuis le temps que vous cherchez, le fait qu’il n’y a pas eu la moindre rumeur que vous ayez fait un quelconque acte digne de la pierre philosophale me fait douter que c’en est ou, si c’en est, qu’elle ait autant de pouvoir que l’on dit. On dirait plutôt que ce ne sont que des paroles et que votre pierre ne sert qu’à faire des comptes.
RHETULUS
Je vous ai déjà présenté plusieurs exemples de ce que j’ai fait par le moyen de ce que j’en ai.
MERCURE
Et puis qu’est-ce donc que cela? Le grand babillage et haut bavardage dont vous êtes le maître en est la cause et non pas votre grain de sable : vous tenez cela seulement de Mercure et non d’autre chose, car, de la même manière qu’il vous a payé de paroles en vous faisant croire que c’était de la pierre philosophale, vous aussi contentez le monde de belle pure parole. Voilà en quoi je pense que vous tenez de Mercure!
TRIGABUS
Je puisse mourir! Si j’étais au Sénat, je vous condamnerais bien tous à la charrue, aux vignes ou aux galères! Pensez-vous qu’il est beau de voir un tas de gros veaux perdre tout le temps de leur vie à chercher de petites pierres comme les enfants? Si au moins cela menait à un profit quelconque, je ne dirais rien, mais ils ne font rien de tout ce qu’ils s’imaginent, qu’ils rêvent et promettent. Par le corbieu! Ils sont plus enfantins que les enfants eux-mêmes, car on peut au moins faire quelque chose avec les enfants et s’en servir d’une quelconque façon. S’ils s’amusent à un jeu, on peut les faire arrêter facilement pour les mettre au travail. Mais ces badins et rêveurs de philosophes, quand ils se sont mis en tête de chercher des grains de sable dans ce théâtre, pensant trouver quelque pièce de leur belle pierre philosophale, on ne peut jamais les sortir de ce sot jeu de barbusDepuis l'Antiquité, les barbes sont associées aux philosophes, notamment chez Lucien de Samosate qui consacre plus d'un dialogue à se moquer de ces barbus portant de grands manteaux. Note complète et de perpétuelle enfance si bien qu’ils vieillissent et meurent sur leur besogne. Combien en ai-je vu qui devaient faire des merveilles? Oui, certes, des navets. Quels beaux titres, ils en tirent!
RHETULUS
On n’en trouve pas des pièces comme on voudrait, et puis Mercure n’est pas toujours aussi favorable à tous…
MERCURE
C’est bien ce que je pense.
RHETULUS
Or, messieurs, vous ne serez pas fâchés si je prends congé de vous? Car voilà justement monsieur le sénateur VénulusLe mot Venulus fait ici manifestement référence à la vénalité, qui concerne des charges obtenues pour de l'argent. On a souvent reproché à Luther le soutien qu'il obtient des hommes de pouvoir (de princes protestants tel le prince-électeur Frédéric III de Saxe notamment), ainsi que le soutien qu'il apporte lui-même aux puissants, comme lors de la guerre des paysans allemands au milieu des années 1520, alors qu'il appuie la répression violente de ces paysans Note complète, avec lequel j’ai promis d’aller souper, qui m’envoie chercher par son serviteur.
MERCURE
À Dieu donc, monsieur!
TRIGABUS
Voilà bien mon type de gens : il sera assis au bout de la table, on lui tranchera de la meilleure viande, il aura le droit de se faire entendre et il se fera entendre par-dessus tous les autres. Et Dieu sait qu’il leur en racontera de belles!
MERCURE
Et tout cela par le moyen de ma pierre philosophale…
TRIGABUS
Et quoi donc? Quand bien même ce ne serait que des repas gratuits qu’ils en tirent, ils te sont grandement redevables, Mercure.
MERCURE
Tu vois à quoi sert mon art… Or il me faut aller transmettre un message secret de la part de mon père Jupiter à une dame qui demeure près du temple d’ApollonApollon est évidemment le dieu grec des arts, de la poésie, de la beauté, de la lumière, etc. Mercure revient ici à son rôle de messager des dieux et, plus particulièrement, d'entremetteur dans les aventures extraconjugales de son père dont il sera question bientôt. Note complète. Et puis il me faut aussi aller voir un peu ma petite amie avant que je retourne. À Dieu!
TRIGABUS
Tu ne veux donc pas tenir ta promesse?
MERCURE
De quoi?
TRIGABUS
De m’enseigner les mots qu’il faut dire pour changer ma tête et mon visage en la forme que je voudrai.
MERCURE
Oui, certes, tu fais bien de me le rappeler. Écoute bien dans ton oreille.
TRIGABUS
Comment? Je ne t’entends pas, je ne sais ce que tu dis. Parle plus fort!
MERCURE
Voilà toute la recette, ne l’oublie pas.
TRIGABUS
Qu’a-t-il dit? Par le sambieu! Je ne l’ai pas compris et je crois même qu’il ne m’a rien dit, car je n’ai rien entendu. S’il avait bien voulu m’enseigner cela, j’aurais fait mille nobles actes! Je n’aurais jamais eu peur de manquer de rien, car, quand j’aurais eu besoin d’argent, je n’aurais eu qu’à transformer mon visage en celui de quelqu’un à qui ses trésoriers en doivent et je serais allé le recevoir à sa place. Et pour bien jouir de mes amours et entrer sans danger chez ma petite amie, j’aurais pris souvent la forme et le visage de l’une de ses voisines afin qu’on ne me reconnaisse pas. Et j’aurais fait plusieurs autres bons tours! Ô la bonne façon de me masquer que ça aurait été si Mercure avait bien voulu me dire les mots et qu’il ne m’avait pas abuséTrigabus devient la figure de l'arroseur arrosé ou plus précisément, ici, de l'abuseur abusé : comme les philosophes, il avait cru les promesses de Mercure, le grand abuseur en personne. Aucun personnage n'échappe entièrement au regard satirique dans le Cymbalum mundi. Note complète!
Or, je reviens maintenant à moi-même et je reconnais que l’homme qui s’attend à avoir quelque chose de ce qui n’est pas est bien fou, et plus malheureux encore celui qui espère quelque chose d’impossible!
DIALOGUE III
Les personnages : Mercure, Cupidon, CeliaLe nom de Celia est habituellement expliqué par l'étymologie latine de cœlia qui renverrait au ciel. Certains commentateurs utilisent le prétexte de cette étymologie pour voir dans le monologue de Celia une méditation mystique, voire néoplatonicienne sur l'amour divin, interprétation fortement contestée par d'autres interprètes qui voient en Celia simplement l'amante éconduite, punie par le fils de Vénus pour avoir refusé les avances de son amant. Certains critiques ont proposé une lecture biographique (impossible à Note complète, PhlegonCe nom est emprunté à Ovide qui nomme ainsi le quatrième des quatre chevaux qui tirent le char solaire (que dérobera le fils du Soleil, Phaéton, dans les Métamorphoses). Certains commentateurs voient ce personnage comme représentant les « opprimés » qui subissent de mauvais traitements, mais la nature des récriminations du cheval montrent que, comme tous les personnages de ces dialogues satiriques, il n'est pas à voir seulement sous un jour positif. Note complète, StatiusOn trouve un personnage d'esclave nommé Statius qui ne nourrit pas bien le cheval de son maître chez Aulu-Gelle, l'auteur des Nuits attiques (dont il sera question au prochain dialogue). Ici, bien que l'esclave soit devenu le maître, Statius continue de maltraiter son cheval. Il fait aussi preuve d'une grande rigidité, ce qui a amené des commentateurs, à travers l'étymologie du verbe latin stare, de le voir comme un représentant du statu quo. Note complète, Ardelio.
MERCURE
Je suis encore grandement émerveillé par sa belle patience : pourtant le crime de LycaonLycaon est un roi d'Arcadie connu, dans la mythologie grecque, pour son impiété et surtout pour avoir servi de la chair humaine (celle de son propre fils dans certaines versions) à Zeus, déguisé en mendiant. Zeus le punira en le transformant en loup. Note complète – pour lequel il avait jadis fait venir le déluge sur la terre – n’était pas aussi abominable que celui-ci! Je ne sais à quoi il tient qu’il n’ait pas déjà entièrement foudroyé et envoyé à sa perte ce malheureux monde. Dire que ces traîtres d’humains ont non seulement osé conserver son livre (dans lequel se trouve toute sa connaissance de l’avenir), mais qu’en plus, comme par injure et moquerie, ils lui en ont envoyé un autre à la placeCet autre livre que Byrphanes et Curtalius ont substitué au livre de Jupiter ne peut-être que Le Livre des Métamorphoses d'Ovide, un texte dans lequel l'auteur du Cymbalum a puisé plus d'une idée, comme en témoigne éloquemment le passage qui suit. Note complète qui raconte tous ses petits passe-temps d’amour et de jeunesse qu’il pensait bien avoir faits en cachette de Junon, des autres dieux et de tous les hommes! Comme la fois où il s’est fait taureau pour ravir EuropeDans la mythologie grecque, Zeus se transforme en taureau blanc pour s'approcher d'Europe avant de l'enlever pour s'accoupler avec elle. L'épisode est raconté en détail, en référence à Jupiter, au Livre II (vers 847-867) des Métamorphoses d'Ovide et évoqué à nouveau dans un bref passage au début du Livre VI qui décrit la tapisserie que crée Arachné et qui semble avoir servi comme source pour presque tout ce passage sur les métamorphoses amoureuses de Jupiter. Note complète, quand il s’est déguisé en cygne pour séduire LédaL'épisode où Jupiter se transforme en cygne pour entrer dans la chambre de Léda est évoqué brièvement au vers 109 du chapitre VI des Métamorphoses d'Ovide. Note complète, quand il a pris la forme d’Amphitryon pour coucher avec AlcmèneL'épisode où Jupiter se transforme en Amphitryon pour séduire sa femme Alcmène et passer la nuit avec elle (union qui donnera naissance à Hercule) est évoquée au vers 112 du chapitre VI des Métamorphoses d'Ovide. Note complète, quand il s’est transmué en pluie d’or pour jouir de DanaéDanaé est emprisonnée (selon les versions) dans une chambre souterraine ou une tour par son père à qui un oracle a prédit qu'il serait tué par son petit-fils. Zeus réussit cependant à entrer dans la tour sous la forme d'une pluie d'or qui ensemence la princesse qui donnera plus tard naissance au héros Persée. L'épisode est évoqué, en référence à Jupiter, au vers 111 du chapitre VI des Métamorphoses d'Ovide. Note complète, quand il s’est transformé en DianeJupiter se transforme en Diane, déesse de la chasse pour séduire la plus belle de ses nymphes, Callisto. L'épisode est racontée en détail au livre II (vers 401-496) des Métamorphoses d'Ovide, ce qui montre que l'auteur du Cymbalum ne s'est pas servi que du livre VI pour rédiger son énumération des métamorphoses de Jupiter. Note complète, en berger, en feu, en aigle, en serpentLes métamorphoses de Jupiter en berger (pour séduire Mnémosyne), en flamme (pour séduire la nymphe Égine) et en serpent (pour séduire la fille de Cérès, Perséphone... qui était aussi sa fille) sont évoquées aux vers 113 et 114 du Livre VI des Métamorphoses, tandis que l'épisode de sa transformation en aigle (pour se saisir d'Astéria) est évoquée au vers 108. Note complète et plusieurs autres petites folies qu’il n’appartenait pas aux hommes de connaître et encore moins d’écrire! Imaginez, si Junon trouve un jour ce livre et qu’elle en vient à lire tous ces beaux faits, quelle fête elle lui fera! Je suis ébahi qu’il ne m’ait pas jeté du haut jusqu’en bas comme il l’a fait jadis de VulcainVulcain (Héphaïstos chez les Grecs) est le dieu du feu, des volcans, des forgerons, etc. dans la mythologie romaine. Sa mère le trouve si laid à la naissance que Jupiter (ou Junon elle-même dans certaines versions) le jette en bas de l'Olympe, ce qui explique son infirmité. Note complète qui est devenu boiteux – et qui le restera toute sa vie! – à la suite du coup qu’il a subi. Je me serais rompu le cou, car je n’avais pas mes talaires aux pieds pour voler et m’empêcher de tomber. Il est vrai que ça a été en partie ma faute, car je devais bien prendre soin de son livre – de par Dieu! – avant de l’emporter chez le relieur. Mais qu’aurais-je pu y faire? C’était la veille des BacchanalesLes Bacchanales étaient une fête romaine en l'honneur du dieu de l'ivresse, Bacchus (Dionysos chez les Grecs). Que la descente sur terre de Mercure au Dialogue I ait eu lieu la veille de ces fêtes consacrées au dieu du vin paraît significatif dans le contexte du débat sur le nectar des dieux. Pour plus d'information sur les fêtes apparemment associées aux quatre dialogues, voir la note sur l'Épiphanie au Dialogue II. Note complète, il faisait presque nuit, et toutes ces commissions que j’avais encore à faire me troublaient si fort l’entendement que je ne savais pas ce que je faisais. D’autre part, je me fiais bien au relieur, car il me semblait un homme de bien, ne serait-ce que pour les bons livres qu’il relie et manie tous les jours. Je suis allé le voir depuis : il m’a juré, en faisant de grands serments, qu’il m’avait rendu le même livre que je lui avais donné : je suis donc bien sûr qu’il ne m’a pas été substitué alors qu’il l’avait en main. Où est-ce que j’ai été ce jour-là? Il me faut y songer. Ces méchants avec lesquels j’ai bu à l’hôtellerie du Charbon blancIl y avait à l'époque une auberge et même une rue du Charbon blanc à Lyon. Certains ont cependant pris prétexte de l'opposition entre charbon et blanc pour y voir une image du caractère paradoxal de ces dialogues. Note complète ne me l’auraient-ils pas dérobé et mis celui-ci à sa place? Cela pourrait bien être, car je me suis absenté assez longtemps pendant qu’on était allé tirer le vin. Mais – par mon serment! – je ne sais pourquoi ce vieux radoteur de Jupiter n’a pas honte. Ne pouvait-il pas avoir vu auparavant dans ce livre – par lequel il connaissait toutes choses – ce qu’il allait advenir de ce même livre? Je crois que sa lumière l’a ébloui, car il fallait bien que cet incident y soit prédit, aussi bien que tous les autres… ou encore que le livre soit faux. Or, s’il se met en colère, tant pis pour lui, je ne saurais pas quoi y faire.
Que m’a-t-il donné ici encore comme mémo?
« De par Jupiter, celui qui tonne du haut du ciel, qu’un cri public soit fait par tous les carrefours d’Athènes et, s’il est besoin, aux quatre coins du monde, pour savoir si personne n’a trouvé un livre intitulé Ce livre contient la chronique des choses mémorables accomplies par Jupiter avant même qu’il existe; le registre des destins, c’est-à-dire le déroulement certain des événements à venir; le catalogue des héros immortels qui auront une vie éternelle aux côtés de Jupiter. S’il y a quelqu’un qui a eu quelque nouvelle de ce livre, qui appartient à Jupiter, qu’il le rende à Mercure qu’il trouvera tous les jours à L’Académie ou sur la grande place. En reconnaissance de sa contribution, le premier souhait qu’il fera sera exaucé. Mais s’il ne rend pas le livre en moins de huit jours après le cri public, Jupiter a décidé d’aller dans les douze maisons du cielIl s'agit ici des douze maisons du ciel identifiées dans l'astrologie dont l'auteur se moque ici. Pour plus d'information sur ce sujet, voir la note sur les éphémérides et pronostications un peu plus loin dans ce même dialogue. Note complète où il pourra deviner qui a le livre aussi bien que les astrologues le pourraient. Il faudra donc que celui qui l’a le rende, non sans grande honte et punition de sa personne. »
Et qu’est ceci?
« Mémoire à Mercure de donner à Cléopâtre, de la part de Junon, la recette qui est dans ce papier plié pour faire des enfants et en accoucher avec une aussi grande joie que quand on les conçoit. Puis apporter ceci… »
Pfff, certes, « apporter »! Je le ferai plus tard, attendez-vous-y…
« (…) Premièrement, un perroquet qui sait chanter toute L’Iliade d’Homère; un corbeau qui peut parler et sermonner à tout propos; une pie qui connaît tous les préceptes de la philosophie; un singe qui joue aux quilles; une guenon pour lui tenir son miroir le matin quand elle s’habille; un miroir d’acier de VeniseÀ la Renaissance, on développe de nouvelles méthodes pour créer des miroirs d'une qualité supérieure (avec un alliage étain-mercure). Venise est réputée pour ces nouveaux miroirs qui utilisent les techniques du verre plutôt que le métal ou l'acier qui donnaient une image très peu claire. Parler de « miroirs d'acier de Venise » constitue donc un paradoxe comique. Note complète parmi les plus grands qu’il pourra trouver; de la fourrure de civetteLa civette peut faire référence à un petit mammifère réputé pour la douceur de sa fourrure... mais aussi à une « substance odorante musquée (sécrétée par les glandes situées au-dessus de l'anus de la civette). » (Dictionnaire du moyen français) On peut donc imaginer que la « fourrure de civette » évoquée ici n'est pas nécessairement de la fourrure animale. Note complète; de la céruseLa céruse est un pigment blanc à base de plomb qui servait notamment pour le maquillage... sauf que le même mot pouvait servir à désigner une serrure (comme dans les Cent nouvelles nouvelles évoquées tout de suite après), un mot qui pouvait lui-même faire référence aux parties génitales de la femme à l'époque. Note complète pour se maquiller; douze douzaines de lunettes; des gants parfumésVu le contexte, ces « gants parfumés » sont sans doute à lire dans un sens grivois, soit à cause de leur parfum ou de l'image du gant associée alors à l'idée de « consentement » sexuel. L'image du gant peut aussi désigner une femme volage (comme dans le proverbe Femme est un gant à toutes mains) ou être une référence directe à l'acte sexuel (comme dans l'expression Avoir les gants d'une femme). Note complète; le collier de pierreries qui a fait faire les Cent nouvelles nouvellesLes Cent nouvelles nouvelles est un célèbre recueil de contes composé en 1462 pour le duc de Bourgogne, Philippe le Bon. D'origine incertaine, il est considéré comme le premier recueil moderne de nouvelles dans la littérature française. La référence au « collier (carequant) de pierreries » au début de la phrase n'est pas claire. Certains commentateurs ont supposé que le « qui » devrait se lire « qu'il » et ont donc proposé de séparer Note complète; L’art d’aimerL'art d'aimer du poète romain Ovide est un texte en vers célèbre qui offre à ses lecteurs et lectrices une multitude de conseils en matière d'amour et, surtout, de séduction. Note complète d’Ovide; et six paires de béquillesLe texte original parle de « potences » d'ébène, mot qui peut évoquer la « puissance » ou des béquilles... ou encore d'autres objets de formes similaires (en T). Certains commentateurs ont voulu y voir une allusion au crucifix sauf qu'on pourrait aussi supposer (étant donné le contexte grivois de ce passage) qu'il s'agit d'un instrument phallique d'une autre nature. Note complète en ébène. »
Je ne pourrai jamais remonter aux cieux si je fais tout cela! Et voilà son mémo et sa liste déchirés en pièces… Elle ira se chercher un autre valet que moi, par le corbieu! Comment me serait-il possible d’apporter toutes ses marchandises là-haut? Ces femmes veulent qu’on leur fasse mille services comme si l’on dépendait d’elles. Mais au diable celle qui dit « Tiens, voilà pour avoir un feutre de chapeauL'expression « avoir un chapeau de feutre » signifiait « jouir d'une position sociale élevée ». On peut imaginer que d'obtenir seulement un feutre de chapeau n'est pas aussi gratifiant. Note complète. »
Et puis qu’est ceci encore?
« Mémoire à Mercure de dire à Cupidon, de la part de sa mère Vénus (Ah! C’est vous Vénus? Vous serez obéie sans faute!) Que, le plus tôt qu’il pourra, il aille tromper et abuser les vestales (qui se croient si sages et prudentes) pour leur démontrer un petit peu leur malheureuse folie et témérité. Et que, pour ce faire, il s’adresse à SomnusSomnus (Hypnos chez les Grecs) est le dieu du sommeil. Note complète qui lui prêtera volontiers de ses garçons avec lesquels il ira de nuit visiter ces vestales pour leur faire goûter et trouver bon, pendant qu’elles dorment, ce qu’elles ne cessent de dénoncer quand elles sont éveillées. Et qu’il écoute bien les propos de regrets et de repentance que chacune tiendra quand elle sera seule, afin de lui en donner des nouvelles détaillées et le plus tôt qu’il lui sera possible.
Aussi : dire à ces dames qu’elles n’oublient pas leurs cache-nez quand elles iront en ville, car ils sont bien utiles pour rire et se moquer de plusieurs choses que l’on voit sans que le monde s’en aperçoive.
Aussi : avertir ces jeunes filles qu’elles n’oublient pas d’arroser leurs violettesCette métaphore végétale doit vraisemblablement être lue dans un sens... « génital ». Note complète pendant la soirée quand il fera sécheresse et qu’elles n’aillent pas se coucher de si bonne heure avant d’avoir reçu et donné le bonsoir à leurs amis. Et qu’elles prennent bien garde de ne pas se coiffer sans miroir, qu’elles apprennent et récitent souvent toutes les chansons nouvelles, qu’elles soient gracieuses, courtoises et aimables avec leurs amants, qu’elles aient plusieurs « OUI » dans les yeux et autant de « NON » à la bouche, que surtout elles se fassent bien prier ou, à tout le moins, qu’elles n’en viennent pas trop tôt à déclarer leur volonté, mais qu’elles la dissimulent le plus qu’elles le pourront, car c’est tout ce qu’il y a de bon : la parole fait le jeuCet éloge de la parole ludique dans le contexte des échanges amoureux pourrait aussi être la devise du Cymbalum mundi tout entier. Note complète! »
Bien! Je n’y manquerai pas… si je trouve Cupidon.
Quoi? Encore des commissions? Ah! C’est de ma dame MinerveMinerve (associée à la déesse grecque Athéna ) est la déesse romaine de la philosophie, des lettres, des arts, de la sagesse, de l'intelligence, etc. Née casquée et armée de la tête de Jupiter, elle est la déesse protectrice de Rome. Vierge et capable de résister aux flèches de Cupidon, elle est l'autre déesse tutélaire de ce dialogue par son emprise sur les poètes et sa capacité à assurer l'immortalité. Note complète : je reconnais bien son écriture. Je ne voudrais certainement pas lui faire défaut de peur de perdre mon immortalité.
« Mémoire à Mercure de dire aux poètes, de la part de Minerve, qu’ils s’abstiennent d’écrire les uns contre les autresÀ l'époque où paraît le Cymbalum mundi, la querelle Marot-Sagon (1534-1538) fait rage. Elle oppose ces deux poètes et leurs disciples qui s'échangeront plusieurs publications incendiaires (une trentaine au moins). L'auteur présumé du Cymbalum, Bonaventure Des Périers, a lui-même participé à cette querelle (du côté de Clément Marot) en s'attaquant à François Sagon dans le recueil collectif Les disciples et amys de Marot contre Sagon, La Hueterie et leurs adherentz, publié la même année et par Note complète, sinon elle les désavouera, car elle n’aime ni n’approuve aucunement ces façons. Et qu’ils ne s’amusent pas tant à la vaine parole de mensongeLa « culture du mensonge » (qu'on voit parfois comme dominant le monde actuel) ne date donc pas d'hier. Note complète, mais qu’ils prennent garde plutôt à l’utile silence de véritéCertains commentateurs ont pris prétexte de cet énoncé (et de la position du chien Pamphagus dans le prochain dialogue) pour voir dans le Cymbalum mundi un « éloge du silence ». Note complète. Et, s’ils veulent écrire sur l’amour, que ce soit le plus honnêtement, chastement et divinement qu’il leur sera possible, à son propre exemple.
De plus : vérifier si le poète PindarePindare est un célèbre poète lyrique grec du Ve siècle av. J.-C. L'auteur du Cymbalum nous ramène ici à Athènes... même si les noms des dieux sont romains et si les références paraissent liées à la France du XVIe siècle bien plus qu'à la Grèce de l'Antiquité. Ce mélange des époques est typique du genre de la « satire ménippée ». Note complète n’a rien mis de nouveau en lumière et retrouver tout ce qu’il aura fait. Apporter tout ce qu’il pourra trouver à la manière des peintres Apelle, Zeuxis, ParrhasiosAppelle, Zeuxis et Parrhasios sont des peintres célèbres de l'Antiquité grecque (dont aucune œuvre n'a été conservée). Note complète et d’autres de ce temps, et ce, même en matière de broderie, de tapisserie et de patrons d’ouvrages de couture. Et avertir toute la compagnie des neuf MusesLes neuf Muses, filles de Zeus et de Mnémosyne, sont les divinités des arts et des lettres dans la mythologie grecque. Le troisième dialogue semble dominé par l'aimable Érato, déesse de la poésie lyrique et érotique... mais aussi, comme les autres dialogues, par la joyeuse Thalie, déesse de la comédie. Note complète qu’elles se méfient d’un tas de gens qui leur font la cour en faisant semblant de les servir et de les aimer, mais seulement pour quelque temps afin d’obtenir la célébrité et une renommée de poète pour que, par ce moyen (comme de toutes les autres choses dont ils savent faire usage), ils puissent avoir accès – pour ses richesses – à PlutusPlutus est le dieu grec de la richesse et de l'abondance. Note complète qui a lui-même si souvent méprisé et abandonné les Muses qui devraient être plus sages dorénavant. »
Vraiment, ma dame Minerve, je le ferai par amour pour vous!
Qui est celui qui vole là? Pardieu, je gage que c’est Cupidon!
Cupidon?
CUPIDON
Qui est là? Eh! bonjour Mercure, est-ce bien toi? Et puis, quelles nouvelles? Que se dit-il de bon là-haut dans votre cour céleste? Jupiter n’est-il plus amoureux?
MERCURE
Amoureux? De par le diable! Il ne pense qu’au présent, mais la mémoire et le souvenir de ses amours passées lui donnent maintenant de fâcheux ennuis…
CUPIDON
Comment donc?
MERCURE
Parce que ces paillards d’humains en ont fait un livre que, par mésaventure, je lui ai apporté au lieu du sien, celui qu’il regardait toujours quand il voulait commander le temps qu’il allait faire! J’étais allé le faire relier, mais il m’a été volé et substitué. Je m’en vais justement faire crier au son des trompettes que si quelqu’un l’a qu’il le rende. J’ai bien cru que Jupiter allait me mangerCette crainte qu'a Mercure d'être mangé par son propre père rappelle les mythes qui racontent que Jupiter lui-même aurait échappé à ce triste sort aux mains de son père, Saturne, grâce au stratagème de sa mère. Note complète!
CUPIDON
Il me semble que j’ai entendu parler d’un livre, le plus merveilleux que jamais l’on ait vu, que possèdent deux compagnons qui (à ce qu’on dit) l’utilisent pour dire la bonne aventure à tout un chacun. Ils savent aussi bien deviner ce qui est à venir que TirésiasTirésias est un célèbre devin (aveugle) dans la mythologie grecque. Note complète ou l’oracle du chêne de DodoneDodone est le lieu d'un des oracles les plus connus de la Grèce antique où des prêtres et prêtresses faisaient leurs prédictions en interprétant le bruissement des feuilles d'un chêne dans le vent. Note complète ne l’ont jamais fait. Plusieurs astrologues se querellent pour l’avoir ou en obtenir une copie, car ils disent qu’ils rendraient alors leurs éphémérides, pronostications et almanachsL'auteur se moque ici encore de l'astrologie : les éphémérides donnaient la position des étoiles et des planètes, tandis que les "prognostications" (dont Bonaventure des Périers, comme Rabelais plusieurs fois, s'est moqué dans une parodie parue la même année que le Cymbalum mundi) prétendaient en tirer des prédictions. Les almanachs étaient des ouvrages populaires (combinant images, informations pratiques, calendriers, histoires extraordinaires, remèdes, recettes, etc.) extrêmement répandus dans les premières décennies de l'imprimerie et appartenant à ce Note complète beaucoup plus sûrs et vrais. En plus, ces brigands promettent aux gens de les inscrire au livre d’immortalitéIl s'agit ici d'une allusion à la pratique des indulgences ( l'Église vendait à l'époque des documents qui promettaient une rémission des péchés aux croyants... pouvant se les payer). Il s'agit d'une des principales motivations de la révolte protestante. Cela confirme que Byrphanes et Curtalius doivent être vus comme des représentants de l'Église catholique qui utilisent leur pouvoir pour leur propre profit. Note complète en échange d’une certaine somme d’argent.
MERCURE
Vraiment? Par le corbieu, c’est bien ce livre et nul autre! Il y a un danger qu’ils y inscrivent des usuriers, des rongeurs de pauvres gens, des bougres, des voleurs et qu’ils en effacent des gens de bien parce qu’ils n’ont rien à leur donner. Et où pourrais-je les trouver?
CUPIDON
Je ne saurais te le dire, car je ne suis pas curieux de ces matières-là. Je ne pense à rien d’autre qu’à mes petits jeux, menus plaisirs et joyeux ébats; à entretenir ces jeunes dames; à jouer à la cachette au sein de leurs petits cœurs où je pique et laisse souvent mes flèches légères; à voltiger dans leurs cerveaux; à chatouiller leurs tendre moelle et délicates entrailles; à me montrer et à me promener dans leurs yeux rieurs, ainsi que dans leurs belles petites plaisanteries; à baiser et à sucer leurs lèvres vermeilles; à me laisser couler entre leurs durs tétins; et puis, de là, à m’en aller dans la vallée de jouissance où se trouve la fontaine de Jouvence dans laquelle je joue, me rafraîchis et me divertis y faisant mon heureux séjour.
MERCURE
Ta mèreLa mère de Cupidon est évidemment la déesse de l'amour, Vénus. Note complète m’a donné ici une note pour t’avertir de quelque chose. Tiens, tu la liras quand tu en auras le loisir et tu en accompliras le contenu, car je suis très pressé. Adieu!
CUPIDON
Tout doux, tout doux, mon beau seigneur Mercure.
MERCURE
Vertubieu! Tu vas m’arracher mes talaires! Laisse-moi aller, Cupidon, je t’en prie! Je n’ai pas une aussi grande envie de jouer que toi.
CUPIDON
Pourtant que je suis jeunette, ami n’en prenez émoiIl s'agit d'une parodie d'une chanson de Clément Marot :
Pourtant, si je suis brune
Ami, n'en prenez émoi :
Autant suis ferme et jeunette
Qu'une plus blanche que moi
(Extrait de la XXXVIe chanson) Note complète
Je ferais mieux la chosetteOn peut imaginer sans peine ce que signifie « faire la chosette ». Note complète qu’une plus vieille que moi.
MERCURE
Ah! Que tu as du bon temps! Tu ne te soucies pas s’il doit pleuvoir ou neiger, comme le fait notre Jupiter qui a perdu le livre qui lui permettait de le prédire.
CUPIDON
Toujours les amoureux auront bon jour
Toujours et en tout temps, les amoureux auront bon temps.
MERCURE
Vraiment, vraiment, nous en sommes bien.
CUPIDON
Il y a ma damoiselle
Il y a je ne sais quoi…
Qui est cette belle jeune fille que je vois là-bas dans un verger toute seule? N’est-elle pas encore amoureuse? Il faut que je la voie en face. Non, elle n’aime pas… et pourtant je sais bien que son ami se languit d’amour pour elle. Ah! Vous aimerez, belle dame sans pitiéLa figure de la jeune femme qui refuse de céder à la cour de son amoureux est bien connue dans la poésie française depuis plus d'un siècle au moins : elle a suscité de nombreux débats et imitations dans le sillage de la parution du célèbre poème d'Alain Chartier, La Belle Dame sans mercy (1424), auquel l'auteur du Cymbalum semble faire référence ici. Note complète, avant que vous ayez marché trois pas.
CELIA
Ô ingrate et ignorante que je suis! En quelle peine est-il maintenant à cause de son amour pour moi? Or, je reconnais maintenant (mais, hélas, il est bien trop tard!) que la puissance de l’amour est merveilleusement grande et que l’on ne peut éviter sa vengeance. N’ai-je pas grandement tort d’ainsi mépriser et éconduire celui qui m’aime tant, voire plus que lui-même? Veux-je toujours être aussi insensible qu’une statue de marbre? Vivrai-je toujours ainsi, seulette? Hélas, il n’en tient qu’à moi : ce n’est que ma faute… et ma folle opinion! Ah! petits oisillons que vous me chantez et me montrez ma bien ma leçon! Que la nature est bonne mère de m’enseigner, par vos chants et petits jeux, que les créatures ne peuvent se passer de leurs semblables. Or, je vous ferais volontiers une requête : c’est que vous ne m’importuniez plus avec vos petites jacasseries, car je comprends trop bien ce que vous voulez dire. Et que vous ne me laissiez plus voir le spectacle de vos rassemblements amoureux, car cela ne peut me réjouir, mais me fait plutôt juger que je suis la plus malheureuse créature qui soit en ce monde. Hélas! Quand reviendra-t-il, mon ami? J’ai bien peur d’avoir été si farouche à son endroit qu’il ne reviendra plus. Il le fera s’il m’a autant aimé et m’aime encore, comme je l’aime maintenant. Je suis impatiente de le voir : si jamais il revient, je serai plus gracieuse à son égard, je lui ferai un bien plus doux accueil et lui accorderai un meilleur traitement que je n’ai fait auparavant!
CUPIDON
Va, va de par Dieu, dit la fillette / puis que remède n’y puis mettre.
Or, elle est bien la bonne dame : elle n’a que ce qu’elle mérite!
MERCURE
N’est-ce pas pitoyable? Que je vienne sur terre ou que je retourne aux cieux, toujours le monde et les dieux me demandent si j’ai ou si je sais quelque chose de nouveau. Il faudrait qu’il y ait une mer de nouvelles pour leur en pêcher de fraîches tous les jours! Je vous annonce que, afin que le monde ait de quoi en créer de nouvelles et que je puisse en apporter là-haut, je m’en vais faire tout de suite que ce cheval là-bas parlera à son palefrenier, qui est monté sur lui, pour voir ce qu’il dira. Ce sera quelque chose de nouveau à tout le moins! Gargabanado Phorbantas SarmotoragosLa grande majorité des commentateurs du Cymbalum n'ont pas pu tirer de sens des mots de cette formule magique... bien que certains aient proposé quelques interprétations à partir d'étymologies grecques, latines, voire portugaises ou même venues d'un jargon paysan de l’Est de la France. Note complète…Ô qu’ai-je fait? J’ai presque proféré tout haut les paroles qu’il faut dire pour faire parler les bêtes. Je suis bien fou quand j’y pense. Si j’avais tout dit la formule et qu’il y avait eu quelqu’un ici qui m’avait entendu, il aurait pu en apprendre le secret!
PHLEGON, LE CHEVAL
Il y eut un temps où les bêtes parlaient mais, si la parole ne nous avait pas plus été ôtée qu’à vous, vous ne nous trouveriez pas si bêtes que vous le faites.
STATIUS
Que veut dire ceci? Par la vertubieu, mon cheval parle!
PHLEGON
Oui, certes, je parle! Et pourquoi pas? Parce qu’à vous seuls la parole est demeurée et parce que nous, pauvres bêtes, n’avons pas de compréhension entre nous et ne pouvons rien dire, vous les hommes savez bien vous approprier toute puissance sur nousCe passage qui détaille les mauvais traitements que les humains font subir aux animaux pourrait être un des premiers exemples du discours animaliste dans la littérature française. Note complète. Et non seulement vous dites de nous tout ce qu’il vous plaît, mais aussi vous montez sur nous, vous nous éperonnez, vous nous battez. Il faut que nous vous portions, que nous vous vêtissions, que nous vous nourrissions. Et vous nous vendez, vous nous tuez, vous nous mangez. D’où cela vient-il? C’est parce que nous ne parlons pas! Si nous savions parler et dire nos raisons, vous êtes assez humains (ou devriez l’être!) qu’après nous avoir entendus, vous nous traiteriez autrement, je pense.
STATIUS
Par la morbieu, jamais on n’a entendu parler d’une chose si étrange que celle-ci! Bonnes gens, je vous prie, venez entendre cette merveille, autrement vous ne le croiriez pas. Par le sambieu, mon cheval parle!
ARDELIO
Qu’y a-t-il là pour que tant de gens accourent et s’assemblent en un troupeau? Il me faut voir ce que c’est.
STATIUS
Ardelio, tu ne sais pas? Par le corbieu, mon cheval parle!
ARDELIO
Tu dis? Voilà une grande merveille! Et que dit-il?
STATIUS
Je ne sais pas, car je suis si étonné d’entendre sortir des paroles d’une telle bouche que je ne comprends pas ce qu’il dit.
ARDELIO
Mets pied à terre, et écoutons-le raisonner un peu. Retirez-vous, messieurs, s’il vous plaît, faites de la place, vous verrez aussi bien de loin que de près.
STATIUS
Or donc, que veux-tu dire, belle bête, par tes paroles?
PHLEGON
Gens de bien, puisqu’il a plu au bon Mercure de m’avoir restitué la parole et que vous, au milieu de vos affaires, prenez tant de loisir pour bien vouloir entendre la cause du pauvre animal que je suis, vous devez savoir que celui-ci, mon palefrenier, me fait subir toutes les rudesses qu’il peut. Non seulement il me bat, il m’éperonne, il me laisse mourir de faim, mais…
STATIUS
Je te laisse mourir de faim?
PHLEGON
Certainement, tu me laisses mourir de faim.
STATIUS
Par la morbieu, vous mentez et, si vous voulez le soutenir, je vous trancherai la gorge!
ARDELIO
Vous ne ferez pas cela! Seriez-vous assez fou pour tuer un cheval qui sait parler? Il ferait le présent le plus exquis que jamais l’on a vu pour le roi PtoléméeIl y a beaucoup de rois Ptolémée, le plus célèbre étant Ptolémée Ier, le fondateur de la dynastie ptolémaïque des rois et pharaons d'Égypte de l'époque hellénistique, mais l'auteur fait peut-être allusion ici à Ptolémée VI... mort des suites d'une chute de cheval. Note complète. Et je vous avertis bien que tout le trésor de CrésusRoi de Lydie au VIe siècle av. J.-C., Crésus est connu pour sa richesse devenue proverbiale. Il serait devenu riche grâce à l'or qui se trouvait dans la rivière Pactole. Note complète ne pourrait le payer. Pour cela, réfléchissez bien à ce que vous ferez et ne le touchez pas, si vous êtes sage!
STATIUS
Pourquoi dit-il donc ce qui n’est pas vrai?
PHLEGON
Ne te souviens-tu pas de la fois, dernièrement, où on t’avait donné de l’argent pour les dépenses des quatre chevaux que nous sommes? Et que tu avais fait tes comptes ainsi : « Vous avez beaucoup de foin et de paille, faites bonne chère. Vous n’aurez que ce peu d’avoine le jour : le reste sera pour aller banqueter avec mon amie! »
STATIUS
Il aurait mieux valu pour toi que tu n’aies jamais parlé, tu peux en être sûr!
PHLEGON
Et, encore, cela ne me dérange pas tant. Mais, quand je rencontre une jument au mois où nous sommes en amour (ce qui ne nous arrive qu’une fois l’an), il n’accepte pas que je la monte et, pourtant, je le laisse bien monter sur moi plusieurs fois par jour! Vous, les hommes, voulez un droit pour vous et un autre pour vos voisins. Vous êtes bien contents d’avoir tous vos plaisirs naturels, mais vous ne voulez pas laisser les autres les prendre et particulièrement nous, les pauvres bêtes. Combien de fois t’ai-je vu amener des garces dans l’étable pour coucher avec toi? Combien de fois m’a-t-il fallu être témoin de ton beau comportement? Je n’oserais pas réclamer que tu me laisses emmener des juments dans l’étable pour moi comme tu le fais avec des filles pour toi, mais tu pourrais bien me laisser le faire quand nous allons aux champs pendant la saison, un petit coup à tout le moins! Il y a six ans qu’il me chevauche et il ne m’a pas encore laissé le faire moi-même une seule fois!
ARDELIO
Par Dieu, tu as raison, mon ami! Tu es le plus gentil cheval et la plus noble bête que j’ai jamais vu. Regarde là, j’ai une jument qui est à ton commandement. Je te la prêterai volontiers parce que tu es un bon compagnon et que tu le vaux. Tu en feras ton plaisir. Et, pour ma part, je serais très satisfait et joyeux si je pouvais avoir de ta semence, quand bien même ce ne serait déjà que pour dire : « Voilà, c’est de la race du cheval qui parlait. »
STATIUS
Par la corbieu, je vous en empêcherai bien puisque vous avez fait l’erreur de tant vous avancer sur vos projets.
Hue, Hue! Allons, choisissez de trotter hardiment, vous. Et ne faites point la bête, si vous êtes sage… et si vous ne souhaitez pas que je vous fasse bien avancer avec ce bâton.
ARDELIO
Adieu, adieu compagnon. Te voilà bien penaud de ce que ton cheval t’ait si bien parlé.
STATIUS
Par la vertubieu, je le harnacherai bien si je peux être à l’étable, quelque parleur qu’il soit!
ARDELIO
Or, jamais je n’aurais cru qu’un cheval ait parlé, si je ne l’avais vu et entendu. Voilà un cheval qui vaut cent millions d’écus… cent millions d’écus? On ne saurait trop l’estimer! Je m’en vais raconter cette histoire à maître CerdoniusL'étymologie grecque du mot ferait référence au « gain ». Ce personnage se moque donc de la figure des « annalistes à gages », des historiens ou chroniqueurs qui exigeaient de l'argent pour raconter les exploits de leur commanditaire... et qui payaient peut-être aussi pour obtenir le détail d'histoires extraordinaires comme celle-ci. Note complète qui ne l’oubliera pas dans ses annales.
MERCURE
Voilà déjà quelque chose de nouveau pour le moins! Je suis bien content qu’il y ait eu une bonne compagnie de gens, Dieu merci, qui ont entendu et vu la chose. La rumeur se répandra tantôt dans toute la ville. Quelqu’un la mettra par écrit et, par aventure, y ajoutera du sien pour enrichir le conte. Je suis sûr que j’en trouverai bientôt des copies à vendre chez ces libraires. En attendant que viennent d’autres nouvelles, je m’en vais faire mes commissions et, tout spécialement, chercher la trompette de la ville pour faire crier s’il n’y a pas quelqu’un qui a trouvé ce diable de livre.
DIALOGUE IV
Les personnages : deux chiens, HylactorHylactor est le dernier des 31 chiens énumérés par Ovide dans l'épisode des Métamorphoses sur le mythe d'Actéon (Livre III, vers 138-252) qui a servi d'inspiration pour le quatrième dialogue du Cymbalum mundi. Le nom d'Hylactor est accompagné chez Ovide de l'expression acutæ vocis (« à la voix stridente »). Plusieurs commentateurs ont essayé d'associer le Hylactor du Cymbalum à des contemporains de ce livre (Des Périers, Luther, Marot...) mais, parmi les hypothèses proposées, il y Note complète et PamphagusPamphagus est le troisième chien mentionné par Ovide dans la liste des 31 chiens de l'épisode du livre III des Métamorphoses (vers 138-252) qui raconte la métamorphose d'Actéon. Pamphagus est le premier de trois chiens « plus rapides que le vent » venus d'Arcadie. Plusieurs commentateurs ont tenté d'associer Pamphagus à des figures historiques contemporaines, mais aucune hypothèse ne paraît aussi certaine que l'équation Hylactor-Dolet. Parmi les hypothèses proposées, les deux hypothèses les plus populaires l'associent Note complète.
HYLACTOR
S’il plaisait au dieu AnubisAnubis est une divinité égyptienne, habituellement représentée par un chien ou par une forme humaine à tête de chien, qui sera associée au Hermès grec parce qu'ils sont tous deux des divinités psychopompes (guidant les âmes des morts). Cette référence indirecte à Hermès-Mercure au tout début du quatrième dialogue permet peut-être de relier le quatrième dialogue (le seul à ne pas mettre en scène Mercure) aux trois premiers, à première vue sans rapport aucun Note complète que je puisse trouver un chien qui sache parler, comprendre et tenir des propos comme je le fais que je serais content! Car je ne veux pas m’avancer à parler sans que ce soit avec mon semblable. Pourtant, je suis bien sûr que si je voulais dire la moindre parole devant les hommes, je serais le plus heureux chien qui jamais a été. Je ne connais ni prince ni roi en ce monde qui serait digne de m’avoir, vu l’estime que l’on aurait pour moi. Si j’en avais seulement dit autant que je viens d’en dire, en quelque compagnie de gens que ce soit, le bruit en serait déjà rendu jusqu’aux Indes! Et on dirait partout : « Il y a en tel lieu un chien qui parle ». On viendrait de tous les recoins du monde et l’on donnerait de l’argent pour me voir et m’entendre parler là où je serais. Plus encore : ceux qui m’auraient vu et entendu gagneraient souvent leur pain à raconter ma manière d’être et mes propos aux étrangers et dans les pays lointains. Je ne pense pas que l’on ait vu chose plus merveilleuse, plus exquise, ni plus délectable!
Mais je me garderai bien toutefois de dire quoi que ce soit devant les hommes tant que je n’aurai pas trouvé en premier lieu un autre chien qui parle comme moi, car il n’est pas possible qu’il n’y en ait pas un autre dans le monde. Je sais bien qu’il ne pourrait m’échapper un seul petit mot sans que, tout de suite, ils accourent tous vers moi pour en entendre davantage. Et peut-être que, pour cette raison, ils voudraient m’adorer en Grèce comme on l’a fait pour Anubis en Égypte, tant les humains sont curieux de nouveauté! Or, je n’ai encore rien dit et je ne dirai rien parmi les hommes avant que j’aie trouvé quelque chien qui m’ait parlé. Toutefois, c’est une grande peine de se taire particulièrement pour ceux qui, comme moi, ont beaucoup de choses à dire!
Mais voici ce que je fais quand je me retrouve seul et que je vois que personne ne peut m’entendre : je me prends à dire, à part moi, tout ce que j’ai sur le cœur et vide ainsi mon flux de ventre, euh… je veux dire de langue, sans que le monde en soit abreuvé. Et bien souvent, en allant par les rues à l’heure où tout le monde est couché, j’appelle – pour joyeusement passer le temps! – quelque voisin par son nom et lui fait sortir la tête par la fenêtre et crier pendant une heure « Qui est là? ». Après qu’il a beaucoup crié et que personne ne lui a répondu, il se met en colère et, moi, je ris! Et quand les bons compagnons de chiens s’assemblent pour aller battre le pavé, j’y vais volontiers afin de parler librement parmi à eux pour voir si je n’en trouverai pas un qui comprenne et parle comme moi, car cela me serait une grande consolation et la chose que je désire le plus en ce monde. Or quand nous jouons ensemble et que nous nous mordons l’un l’autre, je leur dis toujours quelque chose dans l’oreille, les appelant par leurs noms et surnoms, en leur demandant s’ils ne parlent pas, chose qui les étonne autant que si des cornes leur poussaient! Car, voyant cela, ils ne savent que penser : si je suis homme déguisé en chien ou un chien qui parle. Et afin que je dise toujours quelque chose et que je ne demeure pas sans parler, je me prends à crier « Au meurtreLe personnage historique apparemment représenté par Hylactor, Étienne Dolet, a lui-même été accusé d'avoir assassiné un peintre du nom de Compaing, l'année précédente (le 31 décembre 1536), dans une querelle où il dit avoir agi par légitime défense. Forcé de fuir Lyon, il se rendra à Paris où, grâce à l'intervention de plusieurs amis influents, il sera gracié de son crime par le roi (il sera tout de même emprisonné à son retour à Note complète, bonnes gens, au meurtre! ». À ce moment-là, tous les voisins se réveillent et se mettent aux fenêtres. Mais quand ils voient que ce n’est que moquerie, ils s’en retournent se coucher. Cela fait, je passe dans une autre rue et crie autant que je peux : « Au voleur, au voleur! Les boutiques sont ouvertes! ». Pendant qu’ils se lèvent, je m’en vais plus loin et, quand je passe un coin de rue, je commence à crier : « Au feu, au feu! Votre maison est en feu! ». Aussitôt, vous les verriez tous jaillir sur la place, les uns en chemises, les autres tout nus, les femmes tout échevelées, criant : « Où est-ce? Où est-ce? ». Et quand ils ont beaucoup sué et qu’ils ont bien cherché et regardé partout, ils trouvent à la fin que ce n’est rien et s’en retournent achever leur besogne et dormir sûrement. Puis quand j’ai bien fait toutes les folies de mes nuits attiquesLes Nuits attiques est un ouvrage d'érudition en 20 volumes composé par l'auteur romain du IIe siècle ap. J.-C. Aulu-Gelle (Aulus Gellius). Note complète jusqu’au chapitre Au sujet des parleurs futiles et importunsRéférence au chapitre 15 du Livre I des Nuits attiques (évoqué sous le titre latin Qui sunt leves et importuni locutores dans le texte original du Cymbalum) qui est consacré effectivement à dénoncer les personnes bavardes et excessivement loquaces... comme Hylactor? Note complète, pour mieux passer le reste de mes fantaisies, je me transporte au parc de nos ouailles afin d’y faire le loup dans la pailleUn commentateur du Cymbalum (Malcolm Smith) a montré de manière convaincante que tout ce passage sur les mauvais coups d'Hylactor décrit en fait des actions antichrétiennes : Hylactor fait le loup dans la bergerie (qui est une image de l'Église dont Jésus est le berger); il déracine un arbre (en référence à l'image biblique de l'arbre qui accueille les oiseaux comme l'Église, ses fidèles); il emmêle les filets des pécheurs (les apôtres sont souvent Note complète; ou je m’en vais déraciner quelque arbre mal planté; ou brouiller et mêler les filets de ces pêcheurs; ou mettre des os et des pierres au lieu du trésor que PygargusLe pygargue est un rapace, image qui convient sans doute à la figure de l'usurier qui porte ce nom ici, mais qui pourrait aussi avoir un sens (ir)religieux étant donné le sens caché de tout ce passage. Note complète, l’usurier, a caché dans son champ; ou je vais pisser dans les pots du potier et chier dans ses beaux vases. Et si, par aventure, je rencontre la garde, j’en mords trois ou quatre pour mon plaisir, puis je m’enfuis aussi vite que je peux en criant « Que celui qui pourra me prendre me prenneUn tel énoncé pourrait paraître assez provocateur après la tirade apparemment antichrétienne qui précède. Note complète! ». Mais, quoi qu’il en soit, je suis bien contrarié de ne pas trouver quelque compagnon qui sache aussi parler. Toutefois, j’ai bon espoir d’en trouver un… à moins qu’il n’y en ait pas d’autre au monde.
Voilà GargiliusHorace se moque d'un (mauvais) chasseur nommé Gargilius dans ses Épîtres (VI, Livre I). Certains critiques ont vu dans ce nom une allusion (phonétique) à Gargantua afin de justifier leur identification du chien de ce Gargilius, Pamphagus, à Rabelais. Note complète qui s’en va à la chasse avec tous ses chiens. Je m’en vais m’ébattre avec eux afin de voir s’il n’y en a pas un dans la compagnie qui parle.
« Dieu vous garde, les compagnons! Dieu te garde, épagneul, mon ami! Dieu te garde, mon compagnon lévrier! »
Oui, certes, ils sont tous muets. Au diable le mot qu’on saurait tirer d’eux! N’est-ce pas pitié? Puisque c’est ainsi et que je ne peux en trouver un seul qui puisse me répondre, je voudrais connaître un poison ou une herbe qui me ferait perdre la parole et me rendrait aussi muet qu’ils le sont! Je serais bien plus heureux que de languir ainsi du misérable désir que j’ai de parler et de ne pouvoir trouver, pour ce faire, des oreilles commodes telles que je les désire.
« Et toi, compagnon, ne saurais-tu rien dire? »
Parlez à des bêtes…
« Dis, eh! mâtinCe terme en moyen français désigne, au sens littéral, un « gros chien employé à la garde des maisons ou du bétail ou bien à la chasse », mais le même mot pouvait aussi servir d'injure « en particulier pour dénigrer les mécréants », c'est-à-dire les non-croyants. (Dictionnaire du moyen français) Note complète, ne parles-tu point? »
PAMPHAGUS
Qui appelles-tu mâtin? Mâtin, toi-même!
HYLACTOR
Eh! Mon compagnon, mon ami, pardonne-moi s’il te plaît, et approche-toi de moi, je te prie. Tu es celui que j’ai le plus désiré et cherché en ce monde!
Et voilà un saut pour l’amour de DianeDiane (Artémis chez les Grecs) est la déesse de la chasse dans la mythologie romaine (l'étymologie de son nom renvoie à la divinité). On la représente souvent armée d'un arc et de flèches dans un carquois, entourée de ses nymphes et parfois de cerfs ou de chiens. Note complète qui m’a rendu si heureux en cette chasse où j’ai trouvé ce que je cherchais. En voilà encore un autre pour toi, gentil Anubis! Et celui-là pour CerbèreDans les mythologies grecque et romaine, Cerbère est un chien à trois têtes qui garde l'entrée des Enfers. Note complète, le gardien des enfers!
Dis-moi ton nom, s’il te plaît.
PAMPHAGUS
Pamphagus.
HYLACTOR
Est-ce toi, Pamphagus, mon cousin, mon ami? Tu connais donc bien Hylactor.
PAMPHAGUS
Certainement, je connais bien Hylactor! Où est-il?
HYLACTOR
C’est moi!
PAMPHAGUS
Tu dis vrai? Pardonne-moi, Hylactor, mon ami : je ne pouvais te reconnaître, car tu as une oreille coupéeCertains commentateurs ont vu dans les blessures d'Hylactor une allusion à la bagarre qui avait amené Étienne Dolet à tuer le peintre Compaing l'année précédente. Note complète et je ne sais quelle cicatrice au front que tu n’avais pas auparavant. D’où cela t’est-il venu?
HYLACTOR
Ne cherche pas à en savoir plus, je t’en prie : la chose ne vaudrait pas d’être racontée. Parlons d’autres matières. Où es-tu allé et qu’as-tu fait depuis que nous avons perdu notre bon maître, ActéonDans la mythologie grecque (et romaine), Actéon est un chasseur connu surtout pour avoir surpris, un jour, la déesse Artémis (Diane) prenant son bain nue avec ses nymphes dans la forêt. Pour le punir, la déesse le transforme en cerf. Actéon, incapable de parler, sera ensuite dévoré par ses propres chiens qui ne le reconnaissent pas. Ovide raconte le mythe dans ses Métamorphoses (Livre III, vers 138-252). L'auteur du Cymbalum reprend l'histoire en lui Note complète?
PAMPHAGUS
Ah! Le grand malheur. Tu me renouvelles mes douleurs. Ô! Que j’ai beaucoup perdu avec sa mort, Hylactor, mon ami, car je faisais alors bonne chère, tandis que je meurs maintenant de faim.
HYLACTOR
Par mon serment! Nous avions du bon temps quand j’y pense. C’était un homme de bien, Actéon, et un vrai gentilhomme, car il aimait bien les chiens. On n’aurait pas osé frapper le moindre d’entre nous quoi qu’il ait fait. Et, avec cela, que nous étions bien traités! Tout ce que nous pouvions prendre, que ce soit dans la cuisine, au garde-manger ou ailleurs, était nôtre, sans que personne ne soit assez hardi pour nous battre ou nous toucher, car il l’avait ainsi ordonné pour nous nourrir plus libéralement.
PAMPHAGUS
Hélas, c’est bien vrai. Le maître que je sers maintenant n’est pas ainsi (loin de là!), car il ne tient pas compte de nous. Et ses gens non plus ne nous donnent rien à manger la plupart du temps. Et toutes les fois qu’on nous trouve dans la cuisine, on crie après nous, on nous harcèle, on nous menace, on nous chasse, on nous bat tellement que nous sommes plus meurtris et déchirés de coups que de vieux coquins.
HYLACTOR
Voilà ce que c’est, Pamphagus mon ami, il faut prendre patience. Le meilleur remède que je connaisse pour les douleurs présentes, c’est d’oublier les joies passées dans l’espoir de mieux avoir dans l’avenir. De même, mais à l’inverse, le souvenir des maux passés sans plus de crainte de ceux-ci (ou de pire) fait trouver les biens présents bien meilleurs et beaucoup plus doux.
Or, sais-tu ce que nous ferons, Pamphagus, mon cousin? Laissons les autres chiens courir le lièvre et écartons-nous, toi et moi, pour discuter un peu plus à loisir.
PAMPHAGUS
J’en serais bien content, mais il ne nous faut pas y rester trop longtemps.
HYLACTOR
Aussi peu que tu voudras. Peut-être que nous ne nous reverrons pas avant longtemps. Je serais bien heureux de te dire plusieurs choses et d’en entendre aussi de toi.
Nous voici bien situés. Ils ne sauraient nous voir dans ce petit bocage. Et puis leur gibier ne viendra pas par là.
Maintenant, je te demanderais volontiers si tu ne sais pas la raison pour laquelle toi et moi parlons, alors que tous les autres chiens sont muets! Car je n’en ai jamais trouvé un seul qui a su me dire quoi que ce soit à part toi et j’en ai beaucoup vu en mon temps!
PAMPHAGUS
N’en sais-tu rien? Je vais te le dire. Te souviens-tu bien quand nos compagnons, Mélanchétès, Thérodamas et OresitrophusDans le récit du mythe d'Actéon que fait Ovide, Mélanchétès, Thérodamas et Orésitrophos sont les trois premiers chiens à attraper et à mordre leur maître métamorphosé en cerf (Métamorphoses, Livre III, vers 232-233). Note complète ont sauté sur Actéon, leur bon maître – et le nôtre! – que Diane venait tout juste de transformer en cerf, puis que nous avons accouru et lui avons donné tant de coups de dents qu’il est en mort sur place? Tu dois bien le savoir, comme je l’ai vu depuis dans je ne sais quel livre qui est dans notre maison.
HYLACTOR
Comment? Tu sais donc bien lire? Où as-tu appris cela?
PAMPHAGUS
Je te le dirai après, mais écoute ceci en premier. Tu dois comprendre que, pendant que chacun de nous s’efforçait de mordre Actéon, je lui ai mordu par hasard la langue qu’il tirait hors de sa bouche, si bien que j’en ai emporté un bon morceau que j’ai avalé. Or, le conte dit que cela a été la cause de ma capacité à parler. Il n’y a rien de plus vrai, car Diane le voulait aussi. Mais, parce que je n’ai pas encore parlé devant les hommes, on croit que ce n’est qu’une fable. Toutefois, on cherche toujours à trouver les chiens qui ont mangé la langue d’Actéon transformé en cerf, car le livre dit qu’il y en a eu deux. Et je suis l’un d’eux.
HYLACTOR
Corbieu! Je suis donc l’autre, car j’ai le souvenir d’avoir mangé un bon morceau de sa langue. Mais je n’aurais jamais pensé que la parole m’était venue à cause de cela!
PAMPHAGUS
Je t’assure Hylactor, mon ami, qu’il en est ainsi que je te le dis, car je l’ai vu en écritEncore une allusion ici au témoignage (douteux?) de l'écriture (ou des Écritures... saintes?). Note complète.
HYLACTOR
Tu es bien chanceux de connaître ainsi les livres dans lesquels l’on voit tant de bonnes choses. Que c’est un beau passe-temps! Je voudrais que Diane m’ait fait la grâce d’en savoir autant que toi.
PAMPHAGUS
Et je voudrais bien, moi, ne pas en savoir autant, car à quoi cela sert-il à un chien de lire (et de parler aussi)? Un chien ne doit savoir autre chose que d’aboyer aux étrangers, de servir de garde à la maison, de flatter les domestiques, d’aller à la chasse, de courir le lièvre et le prendre, de ronger les os, de lécher la vaisselle et de suivre son maître.
HYLACTOR
C’est vrai, mais il est toutefois bon de savoir davantage de choses, car on ne sait où l’on se trouveVoilà un des plus belles et des plus profondes affirmations du Cymbalum mundi. Elle paraît encore tout à fait actuelle. Note complète.
Mais comment? Tu n’as donc pas encore donné à entendre aux gens que tu sais parler?
PAMPHAGUS
Non.
HYLACTOR
Et pourquoi?
PAMPHAGUS
Parce que cela ne m’importe pas. J’aime mieux me taire.
HYLACTOR
Pourtant, si tu voulais bien dire quelque chose devant les hommes, tu sais bien que les gens de la ville non seulement iraient t’écouter, s’émerveillant et prenant plaisir à t’entendre, mais aussi que ceux de tout le pays des environs, voire de tous les coins du monde viendraient à toi pour te voir et t’écouter parler. N’accordes-tu aucune valeur à l’idée de voir autour de toi dix millions d’oreilles qui t’écoutent et autant d’yeux qui te regardent en face?
PAMPHAGUS
Je sais bien tout cela. Mais quel autre profit m’en viendrait? Je n’aime pas la gloire de causer, je te dis, car cela me serait aussi une souffrance : il n’y aurait un coquin si petit à qui il ne me faudrait tenir des propos et rendre raison. On me garderait dans une chambre, je le sais bien. On me frotterait, on me peignerait, on m’accoutrerait, on m’adorerait, on me dorerait, on me dorloterait. Bref, je suis bien sûr que l’on voudrait me faire vivre autrement que le naturel d’un chien ne le requiert. Mais…
HYLACTOR
Eh! bien, ne serais-tu pas content de vivre un peu à la façon des hommes?
PAMPHAGUS
À la façon des hommes? Je te jure par les trois têtes de Cerbère que j’aime mieux être toujours ce que je suis que de ressembler davantage aux hommes dans leur misérable façon de vivre, ne serait-ce que pour l’excès de paroles dont il me faudrait faire usage avec eux!
HYLACTOR
Je ne suis pas de ton opinion. Il est vrai que je n’ai pas encore parlé devant eux, mais, si je n’avais pas eu la fantaisie de trouver d’abord quelque compagnon qui sache parler comme nous, je n’aurais pas mis tant de temps à leur dire quelque chose, car j’en vivrais mieux, plus honorablement… et magnifiquement. Ma parole serait préférée à celle de tous les hommes quoi que je dise car, aussitôt que j’ouvrirais la bouche pour parler, l’on ferait silence pour m’écouter. Ne sais-je pas bien comment sont les hommes? Ils sont vite ennuyés par les choses présentes, accoutumées, familières et certaines. Et ils aiment toujours mieux les choses absentes, nouvelles, étrangères et impossibles. Et ils sont si sottement curieux qu’il ne faudrait qu’une petite plume qui s’élève de terre le moins du monde pour les amuser tous tant qu’ils sont.
PAMPHAGUS
Il n’y a rien de si vrai : les hommes se lassent de s’entendre parler les uns les autres et voudraient bien entendre quelque chose qui vient d’ailleurs que d’eux-mêmes. Mais considère aussi qu’à la longue, ils s’ennuieraient aussi de t’entendre causer. Un cadeau n’est jamais si beau ni si plaisant qu’à l’heure où on le présente avec de belles paroles qui le font trouver bon. On n’a jamais autant de plaisir avec LyciscaLycisca (étymologiquement « chienne-louve ») est une chienne d'Actéon mentionnée dans les Métamorphoses (Livre III, vers 220). Note complète que la première fois qu’on la prend. Un collier n’est jamais si neuf que le premier jour où on le met. Car le temps fait vieillir toute chose et leur fait perdre la grâce de la nouveauté. Aurait-on beaucoup entendu parler les chiens, on voudrait entendre parler les chats, les bœufs, les chèvres, les brebis, les ânes, les porcs, les puces, les oiseaux, les poissons et tous les autres animaux! Et puis qu’aurait-on de plus quand tout serait dit? Si tu y penses bien, il vaut mieux que tu aies encore à parler plutôt que d’avoir déjà tout dit.
HYLACTOR
Or, je ne pourrais plus m’en retenir longtemps.
PAMPHAGUS
Je m’en rapporte à toi : on t’aura en fort grande admiration pour un temps, on te prisera beaucoup. Tu mangeras de bons morceaux, tu seras bien servi de tout, mais on ne te demandera pas « duquel voulez-vous? », car tu ne bois pas de vin, selon ce que je crois. Pour le reste, tu auras tout ce que tu demanderas, mais tu ne seras pas en aussi grande liberté que tu le désirerais car, bien souvent, il te faudra parler à l’heure où tu voudrais dormir et prendre ton repos. Et puis je ne sais pas si, à la fin, on ne sera pas fâché envers toi.
Or, il est temps de nous retirer auprès de nos gens. Allons les rejoindre, mais il faut faire semblant d’avoir bien couru et travaillé, et d’être hors d’haleine.
HYLACTOR
Qu’est-ce que je vois là sur le chemin?
PAMPHAGUS
C’est un paquet de lettres que quelqu’un a laissé tomber…
HYLACTOR
Je t’en prie, déplie-le et regarde voir ce que c’est puisque tu sais bien lire.
PAMPHAGUS
« Aux Antipodes supérieursCet épisode de la lettre des Antipodes inférieurs reste énigmatique. Le mot « Antipodes » désigne bien sûr les habitants de l'autre côté de la terre (ceux qui « marchent à l'envers » littéralement). Les Antipodes inférieurs semblent donc représenter ici des sortes d'étrangers, voire d'Utopiens (n'oublions pas que L'Utopie de Thomas More a été publié quelques années plus tôt) qui souhaitent « humainement converser » avec les Antipodes supérieurs, mais qui se heurtent Note complète, … »
HYLACTOR
« Aux Antipodes supérieurs »? Je crois qu’il y aura là quelque chose de nouveau.
PAMPHAGUS
« Les Antipodes inférieurs, aux Antipodes supérieurs… »
HYLACTOR
Mon Dieu, que ces lettres viennent de loin!
PAMPHAGUS
« Messieurs les Antipodes, par le désir que nous ayons de converser humainement avec vous, à telle fin d’apprendre de vos bonnes façons de vivre et de vous communiquer des nôtres, et suivant le conseil des astres, nous avions fait passer quelques-uns de nos gens par le centre de la Terre pour aller auprès de vous. Mais, vous étant aperçus de cela, vous leur avez bouché le trou de votre côté, de sorte qu’il faut qu’ils demeurent dans les entrailles de la Terre. Or, nous vous prions que votre bon plaisir soit de leur donner le passage, autrement nous vous en ferons sortir par tant de côtés et en si grande abondance que vous ne saurez auquel accourir, tellement que, ce que l’on vous prie de faire par grâce et amour, vous serez contraints de le souffrir par la force à votre grande honte et confusion!
À Dieu soyez,
Vos bons amis, les Antipodes inférieurs »
Voilà bien des nouvelles!
HYLACTOR
Ce sont monts et merveillesComme dans l'expression encore en usage aujourd'hui « promettre monts et merveilles », cette locution désignait des choses extraordinaires... mais illusoires. Note complète!
PAMPHAGUS
Écoute, on m’appelle. Il me faut m’en aller. Nous lirons le reste des lettres une autre fois.
HYLACTOR
Mais où est-ce que tu les mettras? Cache-les là dans quelque trou de cette pyramide et couvre-les d’une pierre, on ne les trouvera jamais. Et puis aujourd’hui à une quelconque heure si nous en avons le loisir ou demain, qui est le jour des SaturnalesLes Saturnales sont des fêtes qui, dans l'antiquité romaine, avaient lieu pendaient les journées qui précédaient le solstice d'hiver, si bien qu'on a pu les associer plus tard aux célébrations chrétiennes de Noël bien que la version romaine rappelle davantage le carnaval où le monde est renversé... comme dans cette histoire d'Antipodes. Voir la note sur l'Épiphanie pour plus d'information sur les fêtes païennes ou chrétiennes qui semblent associées à chacun de ces dialogues. Note complète, nous viendrons achever de les lire, car j’espère qu’il y aura là quelques bonnes nouvelles. Et je veux aussi t’apprendre plusieurs belles fablesLes histoires qui suivent concernent toutes des héros ou des personnages mythologiques qui ont défié les dieux ou qui ont vaincu la mort en renaissant comme dans la fable (?) de Jésus-Christ. Note complète que j’ai entendues raconter autrefois comme la fable de ProméthéeDans la mythologie gréco-romaine, Prométhée est un Titan qui vole le feu des dieux de l'Olympe pour le donner aux humains. Pour le punir, Zeus l'attachera à un rocher sur le mont Caucase et il le condamnera à avoir chaque jour son foie dévoré par un aigle. Note complète, la fable du grand Hercule de LibyeUn des douze travaux d'Hercule (parfois le dernier) consistait à descendre aux Enfers pour capturer le chien Cerbère... et en ressortir vivant. Note complète, la fable du jugement de PârisDans la mythologie grecque, Pâris est un prince troyen, condamné à mort quand sa sœur Cassandre prédit qu'il causera la chute de Troie. Il est sauvé par un berger et il est choisi, après l'épisode de la pomme de discorde, pour décider (c'est le fameux jugement de Pâris) laquelle des trois déesses (Athéna, Héra et Aphrodite) est la plus belle. Son choix d'Aphrodite, qui lui a promis Hélène, déclenche la guerre de Troie. Note complète, la fable de SaphonDes auteurs anciens, comme Maxime de Tyr (Dissertation XXXV), racontent diverses versions de l'histoire d'un Libyen du nom de Psaphon qui aurait entraîné des oiseaux parlants à chanter « Psaphon est un dieu » afin de se faire passer pour un dieu lui-même. Note complète, la fable d’ÉrusPlaton (République, Livre X, 614b-621d) raconte le mythe d'Er qui meurt sur un champ de bataille et ressuscite douze jours plus tard pour raconter ce qu'il a vu dans l'au-delà. Note complète qui revécut et la chanson de RicochetLa chanson de ricochet était une chanson répétitive, une ritournelle sans fin qui n'aboutissait pas et qui ne rimait à rien. On peut en imaginer le (non!) sens ici. Note complète, si par hasard tu ne la connais pas.
PAMPHAGUS
Tu te moques de moi? J’ai été bercé de telles matières!
Hâtons-nous, je te prie. Et taisons-nous pour que nos gens, qui sont ici, tout près, ne nous entendent pas parler.
HYLACTOR
Je ne parlerai donc pas aujourd’hui? Oui, je le ferai, par Diane, si je puis être en notre maison, car je ne pourrais plus m’en retenir. Adieu donc!
PAMPHAGUS
Et n’oublie pas de bien ouvrir la bouche et de tirer la langue, afin d’avoir l’air d’avoir bien couru.
Ce folâtre de Hylactor ne pourra se retenir de parler afin que le monde parle aussi de lui! Il lui suffira de dire peu de paroles pour assembler bientôt beaucoup de gens autour de lui, et le bruit en courra aussitôt de par toute la ville, tant les hommes sont curieux et discutent volontiers des choses nouvelles et étrangères.
Fin du présent livre intitulé Cymbalum
mundi, en français, imprimé nouvellement à
Paris pour Jean Morin Libraire
demeurant audit lieu en la rue
Saint-Jacques, à l’enseigne
du Croissant.
1537
